J'y rends trois hommages, le premier à la nature, le deuxième à Jean-Henri Fabre entomologiste rouergat et à René qui m'a donné envie d'écrire des histoires.
Cric
et Croc
Je suis Kio.
Enfant de Toscane, je passais mes
vacances dans un village à la limite de l’Argentera, chez nonno[1] Gep. Ce dernier,
veuf, grandement occupé par son métier qui lui permettait tout juste de
survivre, et le quotidien de la maisonnée, ne pouvait se permettre d’occuper
mes longues journées d’été. Aussi, étais-je livré à moi-même et à ma nonna[2] la montagne.
Alors que Gep avait rejoint depuis longtemps son atelier et sa boutique à touristes, je me réveillais doucement avec délice. Une fois le copieux petit déjeuner de Nonno avalé, sans un brin d’eau fraîche sur le visage, ni ailleurs non plus, je me jetais dans les bras de Nonna. A la sortie de Fata, à la limite de la route goudronnée, se trouvait la modeste maison de Gep. Je n’avais que cinq pas à faire, trois d’adultes, pour retrouver le contact de la nature originelle. Peu regardante sur mon état de propreté, elle me prenait avec elle tendrement et vigoureusement à la fois, tout en me réconfortant.
Alors que Gep avait rejoint depuis longtemps son atelier et sa boutique à touristes, je me réveillais doucement avec délice. Une fois le copieux petit déjeuner de Nonno avalé, sans un brin d’eau fraîche sur le visage, ni ailleurs non plus, je me jetais dans les bras de Nonna. A la sortie de Fata, à la limite de la route goudronnée, se trouvait la modeste maison de Gep. Je n’avais que cinq pas à faire, trois d’adultes, pour retrouver le contact de la nature originelle. Peu regardante sur mon état de propreté, elle me prenait avec elle tendrement et vigoureusement à la fois, tout en me réconfortant.
Au mois de juillet, le soleil ne
chômait pas. Les bouleversements climatiques les plus médiatisés n’en avaient
pas eu raison. Aussi, dès que ses rayons fidèles me chatouillaient, je quittais
le chalet et prenais toujours la même direction. Il faut dire qu’au bout de mon
chemin, un ami fidèle m’attendait, lui aussi ne sortant de son repaire qu’aux
premiers rais chauffants.
A chacun de mes pas, les insectes
foisonnants jaillissaient tels des étincelles, en une multitude de couleurs. Le
cliché était ici une réalité que je vivais intensément. La montagne crissait,
chantait, gazouillait, glougloutait. Enfant libre, heureux, insouciant, je
goûtais et appréciais le moindre son. J’en profitais jusqu’au soir venu où les
bruits de l’activité humaine s’estompaient et devenaient lointains, là une moto
pétaradante, ici un chien qui aboyait. Je m’asseyais dans l’herbe encore tiède,
las de ma trépidante journée et j’écoutais le début du silence. Un sentiment de
plénitude m’envahissait alors qu’une chouette de Tengmalm se réveillait et mon
estomac commençait à réclamer, les myrtilles glanées n’ayant point suffi. Je
fouillais alors dans mon sac à dos où je trouvais quelques restes de l’encas du
midi, des gressini amoureusement préparés par Nonno. Je buvais et m’enivrais
des odeurs exacerbées par la chaleur estivale. J’aimais même celle des crottes
de moutons car elle faisait partie du paysage que j’affectionnais – désormais adulte, lors de mes moments de loisirs peu
nombreux et étriqués, je fais tout pour retrouver ce bonheur enfermé dans le
bocal de mes souvenirs.
Un jour d’un bleu sans taches, marchant
à vive allure, j’atteignis enfin les premiers mélèzes. Je ralentis et me
dirigeai vers l’un d’entre eux, toujours le même, d’une taille encore juvénile
mais rassurante. Je m’adonnai alors à un rituel que je m’étais imposé et auquel
je n’aurais dérogé pour rien au monde. Je m’approchai de lui et l’étreignis en
l’entourant de mes jeunes bras. C’est alors que joue contre écorce je débutai
un aller-retour frottant mon appendice nasal contre la peau rugueuse de l’arbre.
C’est la façon qu’ont certaines peuplades de se souhaiter la bienvenue. Le
faisant toujours au même endroit, je laissais ainsi une trace d’usure sur mon
ami qui en retour me laissait au moins une trace de résine sur mes vêtements. Maman
maudissait mes fréquentations chaque fois qu’elle faisait une lessive. Son
rituel à elle était un truc pour se débarrasser du côté attachant de leur sève,
avant la moindre opération de lavage.
Pas de croyances animistes dans
mon embrassade, pas de symbole écologiste, c’était simplement de la
reconnaissance.
Il faut dire que deux ans plus tôt
un gros problème m’avait sauté à la figure. Encore le « trognon de sa
maman », j’arpentais déjà les alpages. Je fouinais partout, me mêlant à la
faune locale sauvage et domestiquée.
Un jour me prit l’envie de leurrer
le patou en m’immisçant et me fondant dans le troupeau de moutons. Je me mis à
quatre pattes, mimant avec application les déplacements des animaux d’estive,
me faufilant dans le moindre espace libre. C’était sans compter sur le flair
terrible du gardien fidèle. Et soudain, je me trouvais nez à nez avec ce
dernier qui l’avala… le bout rond de mon nez.
Un cri, tel une explosion,
fragmenta le troupeau. Je perdis connaissance. Un couple de randonneurs,
inquiétés par le bruit s’approcha précipitamment du lieu d’émission. Ils me
trouvèrent, étendu dans l’herbe, près du lac. Le visage ensanglanté suscita un
deuxième cri que je crus entendre dans mon absence passagère et qui fragmenta à
nouveau chien et troupeau qui s’étaient rapprochés par curiosité une fois le
premier séisme passé. Un criquet tout excité sautait, allait et venait sur mon
corps inerte. Je sentais juste ses petites pattes qui chatouillaient les
parties dénudées de ma chair ; j’en frissonnais.
Ensuite, ce fut pour moi le néant
jusqu’à mon réveil à l’hôpital de la ville voisine. Ils y procédèrent à la
désinfection et cicatrisation de ce qu’il restait de mon pauvre nez. Ce que je
vis en ouvrant les yeux me chagrina. Ma mère et mon grand-père m’offraient des
visages consternés. Ils ne se réjouissaient même pas de ma sortie du coma. J’en
connus la raison quelque temps plus tard.
En fait, ils savaient que je ne
retrouverai plus le bout du bout, perdu dans les méandres digestifs du patou…
qu’ils n’avaient pas assez d’argent pour me payer une prothèse en produits
pétroliers devenus rares et luxueux.
C’est alors que Nonno, que la
débrouillardise génétique et culturelle avait rendu créatif, eut une idée de
génie, mêlant ses compétences artisanales aux ressources locales.
Il me sculpta un prolongement
nasal en mélèze imputrescible, le cira avec amour et précaution. La douceur de
la cire d’abeille de montagne se rapprochait à merveille de mon teint
légèrement halé. Certes, il était un peu plus long qu’avant et touchait parfois
la lèvre supérieure quand je boudais en faisant la moue, ce qui était très
rare.
J’en étais fier car je m’imaginais
être le seul au monde à avoir un bout de nez aussi doux et soyeux. Gep me
prodigua divers conseils d’entretien que je suivis dans un premier temps puis j’oubliais
très vite.
Du coup, une légère fente apparut.
Grand-père me proposa de remplacer ma prothèse mais celle-ci m’était familière ;
elle était mienne, originelle et me ressemblait, alors pourquoi la changer. Elle
vivait au rythme de l’humidité ambiante, tantôt s’ouvrant, tantôt se refermant.
Une fois guéri, je revins sur les lieux du
crime nasal. L’été était déjà bien avancé mais point encore de rentrée des
classes. Le cycle de vie de la gent ailée des insectes était à son apogée.
Cette coupure dans mon existence, comme celle de mon nez, ne devait pas
entraver ma quête du plaisir naturel. C’est ainsi que redevable, lors de mon
ascension, je procédais à ce rituel quotidien, de frotter mon nouvel appendice
contre le tronc d’un honorable mélèze. Nous en portions tous les deux de
légères séquelles.
Régulièrement ensoleillée, cette
progression journalière vers le sommet minéral, traversant forêt et prairies,
était accompagnée des chants stridents, grésillant des sauterelles, criquets et
dectiques auxquels je m’intéressais plus particulièrement désormais.
Parfois, ma promenade était grise.
Ces jours là où les nuages se suivaient en longues et sinistres processions, la
température chutait et les insectes se taisaient. Seule, la petite mésange
boréale me suivait avec son chant aérien et triste. Mon âme se taisait à son
tour.
Les arbres étaient maintenant
clairsemés, j’atteignais la pelouse et son cortège de fleurs blotties en son
sein. De couleurs éclatantes, tiges courtes et velues, elles se protégeaient
ainsi des vents froids. Il fallait se prosterner devant elles pour pouvoir
pleinement les admirer. C’est une religion à laquelle je me soumettais
volontiers, une adoration inconditionnelle. Mon paradis était le monde vivant.
Après de multiples haltes, tel un
chemin de croix, je m’approchais lentement du lac, petit miroir enclavé où se
reflétaient ciel et pic rocheux ; c’est là que je déversais mes états
d’âme. Ayant été volontairement privé de miroir à l’hôpital, je me regardais
souvent à la surface de cette eau claire. Peu à peu, je m’appropriais mon
nouveau visage.
Là, m’attendaient une grosse
pierre confortable et un nouvel ami que je nommais Jim’Cric. Je fis sa
connaissance lors de mon premier retour dans la montagne. Alors que je me
remettais tout doucement de mon traumatisme en revisitant l’accident à ma
façon, imaginant les scènes manquantes, un criquet audacieux se posa sur ma
prothèse de bois. Je l’écartai de la main, mais ce dernier restait attaché à
mon corps, sautant sur une autre partie, à chaque fois que je l’en chassais. Je
décidai alors de ne plus bouger pendant que nous nous observions. En confiance,
il commença à chanter, timidement puis énergiquement ; une amitié était en
train de naître.
C’est en fouillant ma mémoire que
je me souvins de petites pattes arpentant ma montagne corporelle, dans la
semi-conscience qui suivit l’accident. Ne serait-ce pas cet insecte goulu,
attiré par une belle feuille fraîche flottant sur l’eau du lac et que je
sauvais de la noyade in extremis quelque temps auparavant ? C’était
certain.
Depuis lors, nous avions
fraternisé et tous les jours nous nous retrouvions, lui inspectant mon nouveau
nez, moi étudiant son anatomie et son comportement.
Le temps passa. Rien de magique, Jim
ne du sa survie qu’à sa vigilance et à la douceur du foyer de Gep, pendant les
hivers rigoureux de l’Argentera.
Ce jour-là, alors que j’étais
concentré sur la physionomie vieillissante de Jim, nous fûmes tous les deux
surpris par l’arrivée d’un randonneur.
D’apparence, il paraissait
différent des autres. A l’inverse du grimpeur traditionnel, les yeux rivés sur
le sommet, se demandant quand il pourrait bien arriver, il avait les yeux
attirés vers le sol. Etait-il tout simplement fatigué ? Il n’en était
rien ; tel un détective cherchant l’indice, il fouillait minutieusement le
sol de son regard. Son comportement m’étonna et c’est avec curiosité que je
l’interpellai. Il fut lui aussi surpris, enfermé dans son monde scientifique,
c’était un entomologiste.
Nous avons alors sympathisé et il
m’apprit de nombreuses choses sur mon ami. Il débordait à la fois de
connaissances sur les insectes et de gentillesse. Lui aussi curieux de tout, il
en vint à me questionner sur ma sculpture. Je lui expliquais longuement ce qui
s’était passé. Il écoutait, attentif, admiratif de l’œuvre de Gep.
Comme il logeait au refuge pendant
son séjour d’études, nous prospections ensemble prairies et sous-bois, même
dans les éboulis, faisant sortir les petites bêtes de sous les pierres. Nous les attrapions, les
regardions – c’était à son tour de m’expliquer – puis nous les relâchions.
René, d’origine française, était
passionné par le travail de Jean-Henri Fabre. Il avait suivi le même parcours
buissonnier parmi les genêts, landes, bruyères et pâturages du Lévézou en
Aveyron. Il aimait à se promener sur les chemins scintillants de poussière d’or
de mica, accompagné du chant de la linotte mélodieuse et de l’alouette lulu. Il
s’était imprégné de l’enfance de Fabre en visitant la maisonnette qui l’avait
vu naître et avait accompagné les premières années de sa vie à Saint-Léons. Petite
mais chaleureuse, protégée par l’imposant château du Moyen-âge, elle dominait
le petit village à étages, blotti sur un versant ensoleillé d’une colline
dodue. Il imaginait sa source d’inspiration descendant jusqu’à la Muse, où il
retrouvait gastéropodes et batraciens, la traversant et remontant dans l’ombre
des feuillus, avec le chant des oiseaux, jusqu’à la pelouse sèche sur le
plateau, où crissaient de nombreux insectes. Il le voyait dans ses rêves, découvrant
et s’étonnant de tout ce qui fourmillait autour de lui.
Ce fut ensuite la chaleur
méditerranéenne et ses cigales qui l’accueillirent. Il en appréciait le
grouillement de vie estivale, titanesque sujet d’études pour un curieux
insatiable.
Je l’écoutais souvent, la bouche
entrouverte, me conter ses voyages. Cette vie, je l’envisageais déjà vraiment.
Il confortait une passion déjà naissante.
Un matin, comme je me rendais à
notre lieu de rendez-vous habituel, je croisais un autre chercheur tout aussi
affairé, le dos voûté par le poids d’une grande gibecière. Ce n’était pourtant
ni la saison de la chasse, ni celle des champignons. Il saisissait quelque
chose et le déposait dans sa poche ventrale, infatigablement. Les gestes
étaient précis, rapides, efficaces, tel un prédateur. La chose collectée s’avérait
être des criquets. Un autre entomologiste ? Mon désir de parler des
insectes était trop fort, je m’approchais et questionnais. Obsédé par sa
rentabilité, il m’ignora. Ma curiosité s’exacerbant, j’insistais. Tel un
rustre, il me répondit brutalement que c’était pour vendre criquets,
sauterelles et dectiques. Dans ma naïveté, je pensais alors que les enfants de
la ville souhaitaient avoir, eux-aussi, un compagnon. Je ne poussais pas plus
loin mon investigation.
La terreur m’envahit soudain. Pas
Jim’Cric ! J’établis alors une stratégie salvatrice. Tout en lui proposant
de l’aider, je lui indiquais des endroits favorables à son business, mais le
plus loin possible de mon ami. Finalement, il m’accepta non sans mal à ses
côtés. Je le précédais avec rancœur, ce dernier s’étant moqué de mon infortune
et de mon nez de fortune. Je commençais à évaluer le prix de la différence. Une
fois la gibecière pleine, il déguerpit prestement. J’en fus soulagé et ne
tardai point à rejoindre mes deux compagnons.
Mes dernières journées de vacances
se déroulaient pleines et apaisées. Elles furent tout de même dérangées par une
nouvelle rencontre. Alors que, comme à mon habitude depuis l’accident,
j’évitais dans mon parcours certains êtres, communément appelés moutons, et
leur ange gardien, je croisais un personnage inaccoutumé en ce lieu. En effet,
les visiteurs de la montagne étaient plutôt rares et d’allure sportive. J’avais
là, en face de moi, une physionomie toute ronde, aussi large que haute, de
couleur graisseuse et dégoulinante de sueur. L’effort ainsi produit paraissait
lui aussi énorme. A l’opposé, le mouvement était délicat, pesé, mesuré,
ressemblant au geste précautionneux du cueilleur.
Ayant pris pour habitude d’aborder
les gens, je me renseignais à nouveau. Un flot de paroles enthousiastes et
passionnées se bouscula dans sa bouche. Il parlait, parlait, parlait avec
délectation, en salivait à l’avance car sa passion à lui était de manger les
insectes. Je découvrais un autre « entomo » mais « phage »
celui-là.
Il me fit tout un discours qui me
paraissait scientifique et rigoureux sur leur taux de protéines, petit
concentré d’énergie – une dizaine de criquets cuits équivalent à un bifteck
d’une centaine de grammes.
- « Et puis tu sais petit, il
y a aussi les vitamines B1, B2, B3, les minéraux, les acides gras
essentiels ». Son niveau d’expertise me laissait admiratif.
Mais fin gourmet, il les
sélectionnait à son image, d’aspect dodu, d’une grande taille et d’un poids
honorable, ce qui lui prenait beaucoup de son temps. Seule, la montagne lui
offrait les plus beaux spécimens, le récompensant de son effort régulier. Par
chance, Jim ne correspondait pas aux critères exigeants du gastronome ; il
fut ainsi épargné car trop malingre. Il ne voulut pas croquer Cric. D’autre
part, son espèce lui inspirait une légère moue de dégoût car elle ne
correspondait pas à la mode culinaire du moment. Celle-ci privilégiait
certaines saveurs, un compromis entre douceur et amertume, et surtout l’explosion
des arômes en bouche. Le nouveau chasseur d’insectes n’était autre qu’un
restaurateur, préférant le goût du criquet sauvage à celui d’élevage. Sa
passion s’étalait en toutes lettres sur sa carte – mousseline de dectiques aux
herbes de l’Argentera ou croustillant de sauterelles et sa sauce aux épices de
Calabre ou salade de criquets grillés et fromage de brebis de Fata.
Cet engouement pour ces bestioles
à six pattes, dans ce coin reculé, devenait inquiétant. Je décidais donc de
protéger mon ami. J’en parlais à Gep qui me construisit une petite boîte
confortable – en mélèze, bien sûr – j’y déposais délicatement Cric en cas de
danger et le transportais précieusement avec moi.
L’été avait été chaud et sec. Au
bourg, les rumeurs allaient bon train – Gep les avait interceptées lors de sa
visite régulière au bistrot du village, façon d’oublier les soucis et de
retrouver les copains – le sujet en
était une pénurie alimentaire en ville et de drastiques restrictions d’eau. Plus
le vin affluait, plus les histoires devenaient farfelues et planaient dans les
vapeurs d’alcool. Elles s’échappaient par la porte grande ouverte. Des bribes
de mots s’assemblaient hasardeusement pour faire des phrases au destin
quelquefois malheureux.
Un consortium international avait
décidé de l’avenir de l’humanité. La population mondiale augmentant de façon
exponentielle, ils avaient réussi à convaincre les représentants des peuples
qu’il fallait nourrir la population avec des insectes mais pas n’importe
lesquels, ceux qu’ils produiraient dans leurs gigantesques élevages industriels
et leurs végétaux rigoureusement sélectionnés voire modifiés. Les transports en
seraient organisés, avec leurs sociétés, en camions roulant aux agrocarburants.
Il y avait un seul élément, et non des moindres, qu’ils ne maîtrisaient pas,
c’était l’eau pour leurs champs, leurs usines. Dans l’enthousiasme général et
surtout des actionnaires, tout avait été pensé, sauf l’éventualité d’une très
grande et longue sécheresse. Il restait dans le pays certaines poches de
résistance à cette industrialisation massive, des lieux d’autosuffisance,
notamment à la montagne. Les habitants continuaient leur agriculture et leurs
activités traditionnelles, se préoccupant peu de ce qui pouvait se passer en
bas. Les torrents, la fraîcheur, la rosée suffisaient aux végétaux et animaux habitués
à vivre dans des conditions extrêmes ; humains et biotope se contentant de
peu, les excès se trouvant dans la plaine.
Mais en ce jour, mon nez le
pressentit ; la petite fente se refermant annonçait la pluie qui arriva
subitement avec le vent de sud-est. Les nuages se précipitèrent et vomirent
tout leur saoul, tout comme un bus venu de la ville déversa son contenu humain
sur les pentes de notre montagne. Le flot se dispersa rapidement dans toutes
les directions pendant que le chauffeur braillait une heure impérative de
retour. Ce bataillon indiscipliné fondit sur la moindre sauterelle et ce
d’autant qu’ils avaient payé très cher leur voyage. Des querelles virent le
jour ; les assaillants ressemblaient à des bêtes affamées lors de la
curée.
Voyant poindre l’apocalypse, je
courus rejoindre l’entomologiste au bord du lac. A bout de force et paniqué, je
constatai son absence. Je détachai alors ma prothèse et rassemblant l’énergie
qui me restait je soufflai très fort dedans en direction du refuge. Un son
grave, tel une corne de brume, en sortit. Il rebondit de blocs rocheux en
sommets pour atteindre enfin sa destination. Ce jeu d’enfant m’était apparu
très vite comme un formidable outil de communication, notamment dans les cas
d’extrême urgence. Seuls mes proches et personnes de confiance en connaissaient
l’existence et sa fonction d’alerte.
Le temps lourd et gris avait
incité le scientifique à prendre un peu de repos ce jour-là. Dès qu’il entendit
le signal, il se dirigea au plus vite vers notre amphithéâtre d’herbe et d’eau.
Je fus bref en explications, la situation parlait d’elle même. Sans perdre de
temps, nous nous lançâmes nous aussi dans une chasse effrénée aux dectiques,
criquets et sauterelles. Nous devions en sauver le plus possible.
Un très gros orage, de ceux qui
claquent et illuminent la montagne, ayant entendu notre supplique, vint à notre
secours. Il permit d’avancer très nettement l’heure de départ de ces touristes
d’un genre particulier. Les rumeurs étaient bel et bien fondées ; la ville
avait faim. Il n’y avait plus de quoi nourrir hommes et bêtes d’élevages, pas
plus les insectes. Seule solution de survie, se rabattre sur la nature proche,
elle aussi déjà affectée.
Puis vint un deuxième bus, puis
trois, puis quatre…dix…toute une armée destructrice. La guerre était déclarée
et en une semaine la montagne s’était tue !
Nous n’avions plus qu’à entrer en
résistance afin d’éviter l’extinction des espèces. Très vite nous nous sommes
organisés et avons constitué notre arche de Noé. Avec ma complicité et celle de
ses étudiants, mon ami René devint voleur de terrariums…dans son propre fief,
l’université. Nous agissions la nuit. Arrivées au pied de la montagne endormie,
les précieuses boîtes étaient transportées discrètement à dos d’ânes et de
mules. Les chemins dans l’obscurité ne me posaient aucun problème, je les
connaissais par cœur. Je conduisais sûrement la petite société vers un fortin
abandonné, à la frontière avec la France. Nous en fîmes notre quartier général.
Là, nous avons accompli un énorme
travail, par lequel nous avons répertorié, classé, rangé et surtout nourri nos
hôtes avec des végétaux glanés dans des endroits inaccessibles au commun des
citadins, et ceux obtenus illégalement. En effet, suite à des querelles
mortelles, le marché en avait été règlementé. A force d’obstination, nous
sommes arrivés à les maintenir en vie et à les reproduire.
Un petit peu tard comme
d’habitude, soumis à la lourdeur administrative, les élus prirent conscience de
la gravité de la situation. Il fallait trouver une solution rapide afin de
protéger la biodiversité. L’un d’entre-eux, bon élève de l’Etat, proposa la
création d’une commission. Hurlement intempestif d’un conseiller rebelle qui à
force de paroles haut placées réussit non sans mal à leur faire comprendre que
cela prendrait trop de temps. Le doute s’installa. Heureusement, une majorité
d’esprits craintifs se laissa convaincre de créer une extension au parc naturel interdisant la chasse de tout animal
y résidant. Il est bien connu que c’est toujours celui qui parle le plus fort
qui a raison. Ce fut ici efficace.
D’autre part, une pluie rassurante
vint arroser les cultures et engendrer un regain apaisant et nourrissant. Les
industriels besogneux et imaginatifs accélérèrent l’activité de leurs
reproducteurs précieusement conservés. Des bassins de rétention d’eau furent
créés en prévision d’une nouvelle sécheresse. Tout rentra à nouveau dans
l’ordre.
Dix années de ma vie passèrent,
riches et passionnantes, dans des études tant convoitées d’entomologie. Ma
montagne avait été sauvée grâce à la réintroduction de notre trésor bien gardé
et à la création de la réserve .
Avant de partir à la retraite, René
me céda tous ses livres, qui s’entassaient alors sous la forme de piles
instables, dans mon petit studio de Torino. Je rêvais déjà de faire construire
une grande maison ronde, en mélèze, tournant autour de mon centre d’intérêt, la
bibliothèque, telle un joyau dans son écrin. L’ambiance y serait matériellement
chaleureuse dans l’odeur du cuir et du papier vieilli et immatériellement
cultivée, savante.
Parmi tous ces livres, il en était
de précieux, des Souvenirs entomologiques hérités de
Jean-Henri Fabre, le chercheur et marcheur infatigable. Je promis à mon maître
d’apprendre un jour le français afin d’en apprécier le contenu à sa juste
valeur, bien qu’il fut l’objet de nombreuses polémiques et remises en questions
par la suite. Il y résidait pour moi une authenticité et une pureté
inexplicables, celles de la découverte.
Insatiable dans l’engagement, je
continuais ma lutte pour la protection de la nature. Mon champ d’action
s’élargissait. Je pris même en pitié l’espèce humaine.
Je portais toujours un nez de
bois. Gep en avait sculptés plusieurs au fur et à mesure de ma croissance, mais
toujours un peu trop longs, petit défaut récurrent dans son geste d’artisan
expérimenté. Ils étaient toujours fabriqués en mélèze de Fata. J’en conservais
au plus près l’odeur envoûtante et évocatrice d’une enfance heureuse et choyée.
Sur le chemin du lac, l’un d’eux portait encore les stigmates de l’amical et
rugueux bonjour quotidien. Il était devenu grand, fort, de stature imposante. De
frêle camarade, il se transformait en soutien protecteur et rassurant. Dès que
je pouvais m’échapper de Torino, je retournais dans l’Argentera, ma nonna et
m’adonnais alors avec plaisir à ce petit geste, rituel de ma reconnaissance,
peau humaine contre peau d’arbre.
Entre-temps, j’adoptais une
nouvelle amie, faite de chair et d’os, passionnée comme moi de nature,
randonnées… et contemplations. Toujours à mes côtés alors que j’écris pour
vous, elle se prénomme Gina. Elle fit alors fi de mon handicap. Au
contraire, elle trouvait charmant mon appendice nasal quelque peu singulier.
Cela lui rappelait une vieille histoire qui trainait dans sa famille, de celles
que l’on racontait aux bambini. Nonno eut alors l’idée de sculpter un petit
bonhomme de bois au long nez, qu’il vendit aux touristes de passage. Ce fut un
énorme succès ; les enfants se l’arrachaient.
Un nouveau criquet, joyeux et
tapageur, rencontré aux abords du village, nous accompagnait désormais. Je le
nommais Croc, en souvenir de la razzia alimentaire de mets croquants.
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