lundi 18 août 2014

Tendres nouvelles "Cric et Croc"

Furieux besoin de l'ambiance estivale pour terminer ma nouvelle. Ben le climat de cet été ne m'a pas franchement aidée. Mais la voici, toute fraîche (arg! ) et pimpante (viii!), vous m'en direz des nouvelles.
J'y rends trois hommages, le premier à la nature, le deuxième à Jean-Henri Fabre entomologiste rouergat et à René qui m'a donné envie d'écrire des histoires.



Cric et Croc


Je suis Kio.
Enfant de Toscane, je passais mes vacances dans un village à la limite de l’Argentera, chez nonno[1] Gep. Ce dernier, veuf, grandement occupé par son métier qui lui permettait tout juste de survivre, et le quotidien de la maisonnée, ne pouvait se permettre d’occuper mes longues journées d’été. Aussi, étais-je livré à moi-même et à ma nonna[2] la montagne.
Alors que Gep avait rejoint depuis longtemps son atelier et sa boutique à touristes, je me réveillais doucement avec délice. Une fois le copieux petit déjeuner de Nonno avalé, sans un brin d’eau fraîche sur le visage, ni ailleurs non plus, je me jetais dans les bras de Nonna. A la sortie de Fata, à la limite de la route goudronnée, se trouvait la modeste maison de Gep. Je n’avais que cinq pas à faire, trois d’adultes, pour retrouver le contact de la nature originelle. Peu regardante sur mon état de propreté, elle me prenait avec elle tendrement et vigoureusement à la fois, tout en me réconfortant.

Au mois de juillet, le soleil ne chômait pas. Les bouleversements climatiques les plus médiatisés n’en avaient pas eu raison. Aussi, dès que ses rayons fidèles me chatouillaient, je quittais le chalet et prenais toujours la même direction. Il faut dire qu’au bout de mon chemin, un ami fidèle m’attendait, lui aussi ne sortant de son repaire qu’aux premiers rais chauffants.
A chacun de mes pas, les insectes foisonnants jaillissaient tels des étincelles, en une multitude de couleurs. Le cliché était ici une réalité que je vivais intensément. La montagne crissait, chantait, gazouillait, glougloutait. Enfant libre, heureux, insouciant, je goûtais et appréciais le moindre son. J’en profitais jusqu’au soir venu où les bruits de l’activité humaine s’estompaient et devenaient lointains, là une moto pétaradante, ici un chien qui aboyait. Je m’asseyais dans l’herbe encore tiède, las de ma trépidante journée et j’écoutais le début du silence. Un sentiment de plénitude m’envahissait alors qu’une chouette de Tengmalm se réveillait et mon estomac commençait à réclamer, les myrtilles glanées n’ayant point suffi. Je fouillais alors dans mon sac à dos où je trouvais quelques restes de l’encas du midi, des gressini amoureusement préparés par Nonno. Je buvais et m’enivrais des odeurs exacerbées par la chaleur estivale. J’aimais même celle des crottes de moutons car elle faisait partie du paysage que j’affectionnais – désormais  adulte, lors de mes moments de loisirs peu nombreux et étriqués, je fais tout pour retrouver ce bonheur enfermé dans le bocal de mes souvenirs.

Un jour d’un bleu sans taches, marchant à vive allure, j’atteignis enfin les premiers mélèzes. Je ralentis et me dirigeai vers l’un d’entre eux, toujours le même, d’une taille encore juvénile mais rassurante. Je m’adonnai alors à un rituel que je m’étais imposé et auquel je n’aurais dérogé pour rien au monde. Je m’approchai de lui et l’étreignis en l’entourant de mes jeunes bras. C’est alors que joue contre écorce je débutai un aller-retour frottant mon appendice nasal contre la peau rugueuse de l’arbre. C’est la façon qu’ont certaines peuplades de se souhaiter la bienvenue. Le faisant toujours au même endroit, je laissais ainsi une trace d’usure sur mon ami qui en retour me laissait au moins une trace de résine sur mes vêtements. Maman maudissait mes fréquentations chaque fois qu’elle faisait une lessive. Son rituel à elle était un truc pour se débarrasser du côté attachant de leur sève, avant la moindre opération de lavage.
Pas de croyances animistes dans mon embrassade, pas de symbole écologiste, c’était simplement de la reconnaissance.

Il faut dire que deux ans plus tôt un gros problème m’avait sauté à la figure. Encore le « trognon de sa maman », j’arpentais déjà les alpages. Je fouinais partout, me mêlant à la faune locale sauvage et domestiquée.
Un jour me prit l’envie de leurrer le patou en m’immisçant et me fondant dans le troupeau de moutons. Je me mis à quatre pattes, mimant avec application les déplacements des animaux d’estive, me faufilant dans le moindre espace libre. C’était sans compter sur le flair terrible du gardien fidèle. Et soudain, je me trouvais nez à nez avec ce dernier qui l’avala… le bout rond de mon nez.
Un cri, tel une explosion, fragmenta le troupeau. Je perdis connaissance. Un couple de randonneurs, inquiétés par le bruit s’approcha précipitamment du lieu d’émission. Ils me trouvèrent, étendu dans l’herbe, près du lac. Le visage ensanglanté suscita un deuxième cri que je crus entendre dans mon absence passagère et qui fragmenta à nouveau chien et troupeau qui s’étaient rapprochés par curiosité une fois le premier séisme passé. Un criquet tout excité sautait, allait et venait sur mon corps inerte. Je sentais juste ses petites pattes qui chatouillaient les parties dénudées de ma chair ; j’en frissonnais.
Ensuite, ce fut pour moi le néant jusqu’à mon réveil à l’hôpital de la ville voisine. Ils y procédèrent à la désinfection et cicatrisation de ce qu’il restait de mon pauvre nez. Ce que je vis en ouvrant les yeux me chagrina. Ma mère et mon grand-père m’offraient des visages consternés. Ils ne se réjouissaient même pas de ma sortie du coma. J’en connus la raison quelque temps plus tard.
En fait, ils savaient que je ne retrouverai plus le bout du bout, perdu dans les méandres digestifs du patou… qu’ils n’avaient pas assez d’argent pour me payer une prothèse en produits pétroliers devenus rares et luxueux.
C’est alors que Nonno, que la débrouillardise génétique et culturelle avait rendu créatif, eut une idée de génie, mêlant ses compétences artisanales aux ressources locales.
Il me sculpta un prolongement nasal en mélèze imputrescible, le cira avec amour et précaution. La douceur de la cire d’abeille de montagne se rapprochait à merveille de mon teint légèrement halé. Certes, il était un peu plus long qu’avant et touchait parfois la lèvre supérieure quand je boudais en faisant la moue, ce qui était très rare.
J’en étais fier car je m’imaginais être le seul au monde à avoir un bout de nez aussi doux et soyeux. Gep me prodigua divers conseils d’entretien que je suivis dans un premier temps puis j’oubliais très vite.
Du coup, une légère fente apparut. Grand-père me proposa de remplacer ma prothèse mais celle-ci m’était familière ; elle était mienne, originelle et me ressemblait, alors pourquoi la changer. Elle vivait au rythme de l’humidité ambiante, tantôt s’ouvrant, tantôt se refermant.
 Une fois guéri, je revins sur les lieux du crime nasal. L’été était déjà bien avancé mais point encore de rentrée des classes. Le cycle de vie de la gent ailée des insectes était à son apogée. Cette coupure dans mon existence, comme celle de mon nez, ne devait pas entraver ma quête du plaisir naturel. C’est ainsi que redevable, lors de mon ascension, je procédais à ce rituel quotidien, de frotter mon nouvel appendice contre le tronc d’un honorable mélèze. Nous en portions tous les deux de légères séquelles.
Régulièrement ensoleillée, cette progression journalière vers le sommet minéral, traversant forêt et prairies, était accompagnée des chants stridents, grésillant des sauterelles, criquets et dectiques auxquels je m’intéressais plus particulièrement désormais.
Parfois, ma promenade était grise. Ces jours là où les nuages se suivaient en longues et sinistres processions, la température chutait et les insectes se taisaient. Seule, la petite mésange boréale me suivait avec son chant aérien et triste. Mon âme se taisait à son tour.
Les arbres étaient maintenant clairsemés, j’atteignais la pelouse et son cortège de fleurs blotties en son sein. De couleurs éclatantes, tiges courtes et velues, elles se protégeaient ainsi des vents froids. Il fallait se prosterner devant elles pour pouvoir pleinement les admirer. C’est une religion à laquelle je me soumettais volontiers, une adoration inconditionnelle. Mon paradis était le monde vivant.
Après de multiples haltes, tel un chemin de croix, je m’approchais lentement du lac, petit miroir enclavé où se reflétaient ciel et pic rocheux ; c’est là que je déversais mes états d’âme. Ayant été volontairement privé de miroir à l’hôpital, je me regardais souvent à la surface de cette eau claire. Peu à peu, je m’appropriais mon nouveau visage.
Là, m’attendaient une grosse pierre confortable et un nouvel ami que je nommais Jim’Cric. Je fis sa connaissance lors de mon premier retour dans la montagne. Alors que je me remettais tout doucement de mon traumatisme en revisitant l’accident à ma façon, imaginant les scènes manquantes, un criquet audacieux se posa sur ma prothèse de bois. Je l’écartai de la main, mais ce dernier restait attaché à mon corps, sautant sur une autre partie, à chaque fois que je l’en chassais. Je décidai alors de ne plus bouger pendant que nous nous observions. En confiance, il commença à chanter, timidement puis énergiquement ; une amitié était en train de naître.
C’est en fouillant ma mémoire que je me souvins de petites pattes arpentant ma montagne corporelle, dans la semi-conscience qui suivit l’accident. Ne serait-ce pas cet insecte goulu, attiré par une belle feuille fraîche flottant sur l’eau du lac et que je sauvais de la noyade in extremis quelque temps auparavant ? C’était certain.
Depuis lors, nous avions fraternisé et tous les jours nous nous retrouvions, lui inspectant mon nouveau nez, moi étudiant son anatomie et son comportement.
Le temps passa. Rien de magique, Jim ne du sa survie qu’à sa vigilance et à la douceur du foyer de Gep, pendant les hivers rigoureux de l’Argentera.

Ce jour-là, alors que j’étais concentré sur la physionomie vieillissante de Jim, nous fûmes tous les deux surpris par l’arrivée d’un randonneur.
D’apparence, il paraissait différent des autres. A l’inverse du grimpeur traditionnel, les yeux rivés sur le sommet, se demandant quand il pourrait bien arriver, il avait les yeux attirés vers le sol. Etait-il tout simplement fatigué ? Il n’en était rien ; tel un détective cherchant l’indice, il fouillait minutieusement le sol de son regard. Son comportement m’étonna et c’est avec curiosité que je l’interpellai. Il fut lui aussi surpris, enfermé dans son monde scientifique, c’était un entomologiste.
Nous avons alors sympathisé et il m’apprit de nombreuses choses sur mon ami. Il débordait à la fois de connaissances sur les insectes et de gentillesse. Lui aussi curieux de tout, il en vint à me questionner sur ma sculpture. Je lui expliquais longuement ce qui s’était passé. Il écoutait, attentif, admiratif de l’œuvre de Gep.
Comme il logeait au refuge pendant son séjour d’études, nous prospections ensemble prairies et sous-bois, même dans les éboulis, faisant sortir les petites bêtes  de sous les pierres. Nous les attrapions, les regardions – c’était à son tour de m’expliquer – puis nous les relâchions. René, d’origine française,  était passionné par le travail de Jean-Henri Fabre. Il avait suivi le même parcours buissonnier parmi les genêts, landes, bruyères et pâturages du Lévézou en Aveyron. Il aimait à se promener sur les chemins scintillants de poussière d’or de mica, accompagné du chant de la linotte mélodieuse et de l’alouette lulu. Il s’était imprégné de l’enfance de Fabre en visitant la maisonnette qui l’avait vu naître et avait accompagné les premières années de sa vie à Saint-Léons. Petite mais chaleureuse, protégée par l’imposant château du Moyen-âge, elle dominait le petit village à étages, blotti sur un versant ensoleillé d’une colline dodue. Il imaginait sa source d’inspiration descendant jusqu’à la Muse, où il retrouvait gastéropodes et batraciens, la traversant et remontant dans l’ombre des feuillus, avec le chant des oiseaux, jusqu’à la pelouse sèche sur le plateau, où crissaient de nombreux insectes. Il le voyait dans ses rêves, découvrant et s’étonnant de tout ce qui fourmillait autour de lui.
Ce fut ensuite la chaleur méditerranéenne et ses cigales qui l’accueillirent. Il en appréciait le grouillement de vie estivale, titanesque sujet d’études pour un curieux insatiable.
Je l’écoutais souvent, la bouche entrouverte, me conter ses voyages. Cette vie, je l’envisageais déjà vraiment. Il confortait une passion déjà naissante.

Un matin, comme je me rendais à notre lieu de rendez-vous habituel, je croisais un autre chercheur tout aussi affairé, le dos voûté par le poids d’une grande gibecière. Ce n’était pourtant ni la saison de la chasse, ni celle des champignons. Il saisissait quelque chose et le déposait dans sa poche ventrale, infatigablement. Les gestes étaient précis, rapides, efficaces, tel un prédateur. La chose collectée s’avérait être des criquets. Un autre entomologiste ? Mon désir de parler des insectes était trop fort, je m’approchais et questionnais. Obsédé par sa rentabilité, il m’ignora. Ma curiosité s’exacerbant, j’insistais. Tel un rustre, il me répondit brutalement que c’était pour vendre criquets, sauterelles et dectiques. Dans ma naïveté, je pensais alors que les enfants de la ville souhaitaient avoir, eux-aussi, un compagnon. Je ne poussais pas plus loin mon investigation.
La terreur m’envahit soudain. Pas Jim’Cric ! J’établis alors une stratégie salvatrice. Tout en lui proposant de l’aider, je lui indiquais des endroits favorables à son business, mais le plus loin possible de mon ami. Finalement, il m’accepta non sans mal à ses côtés. Je le précédais avec rancœur, ce dernier s’étant moqué de mon infortune et de mon nez de fortune. Je commençais à évaluer le prix de la différence. Une fois la gibecière pleine, il déguerpit prestement. J’en fus soulagé et ne tardai point à rejoindre mes deux compagnons.

Mes dernières journées de vacances se déroulaient pleines et apaisées. Elles furent tout de même dérangées par une nouvelle rencontre. Alors que, comme à mon habitude depuis l’accident, j’évitais dans mon parcours certains êtres, communément appelés moutons, et leur ange gardien, je croisais un personnage inaccoutumé en ce lieu. En effet, les visiteurs de la montagne étaient plutôt rares et d’allure sportive. J’avais là, en face de moi, une physionomie toute ronde, aussi large que haute, de couleur graisseuse et dégoulinante de sueur. L’effort ainsi produit paraissait lui aussi énorme. A l’opposé, le mouvement était délicat, pesé, mesuré, ressemblant au geste précautionneux du cueilleur.
Ayant pris pour habitude d’aborder les gens, je me renseignais à nouveau. Un flot de paroles enthousiastes et passionnées se bouscula dans sa bouche. Il parlait, parlait, parlait avec délectation, en salivait à l’avance car sa passion à lui était de manger les insectes. Je découvrais un autre « entomo » mais « phage » celui-là.
Il me fit tout un discours qui me paraissait scientifique et rigoureux sur leur taux de protéines, petit concentré d’énergie – une dizaine de criquets cuits équivalent à un bifteck d’une centaine de grammes.
- « Et puis tu sais petit, il y a aussi les vitamines B1, B2, B3, les minéraux, les acides gras essentiels ». Son niveau d’expertise me laissait admiratif.
Mais fin gourmet, il les sélectionnait à son image, d’aspect dodu, d’une grande taille et d’un poids honorable, ce qui lui prenait beaucoup de son temps. Seule, la montagne lui offrait les plus beaux spécimens, le récompensant de son effort régulier. Par chance, Jim ne correspondait pas aux critères exigeants du gastronome ; il fut ainsi épargné car trop malingre. Il ne voulut pas croquer Cric. D’autre part, son espèce lui inspirait une légère moue de dégoût car elle ne correspondait pas à la mode culinaire du moment. Celle-ci privilégiait certaines saveurs, un compromis entre douceur et amertume, et surtout l’explosion des arômes en bouche. Le nouveau chasseur d’insectes n’était autre qu’un restaurateur, préférant le goût du criquet sauvage à celui d’élevage. Sa passion s’étalait en toutes lettres sur sa carte – mousseline de dectiques aux herbes de l’Argentera ou croustillant de sauterelles et sa sauce aux épices de Calabre ou salade de criquets grillés et fromage de brebis de Fata.
Cet engouement pour ces bestioles à six pattes, dans ce coin reculé, devenait inquiétant. Je décidais donc de protéger mon ami. J’en parlais à Gep qui me construisit une petite boîte confortable – en mélèze, bien sûr – j’y déposais délicatement Cric en cas de danger et le transportais précieusement avec moi.

L’été avait été chaud et sec. Au bourg, les rumeurs allaient bon train – Gep les avait interceptées lors de sa visite régulière au bistrot du village, façon d’oublier les soucis et de retrouver les copains – le  sujet en était une pénurie alimentaire en ville et de drastiques restrictions d’eau. Plus le vin affluait, plus les histoires devenaient farfelues et planaient dans les vapeurs d’alcool. Elles s’échappaient par la porte grande ouverte. Des bribes de mots s’assemblaient hasardeusement pour faire des phrases au destin quelquefois malheureux.
Un consortium international avait décidé de l’avenir de l’humanité. La population mondiale augmentant de façon exponentielle, ils avaient réussi à convaincre les représentants des peuples qu’il fallait nourrir la population avec des insectes mais pas n’importe lesquels, ceux qu’ils produiraient dans leurs gigantesques élevages industriels et leurs végétaux rigoureusement sélectionnés voire modifiés. Les transports en seraient organisés, avec leurs sociétés, en camions roulant aux agrocarburants. Il y avait un seul élément, et non des moindres, qu’ils ne maîtrisaient pas, c’était l’eau pour leurs champs, leurs usines. Dans l’enthousiasme général et surtout des actionnaires, tout avait été pensé, sauf l’éventualité d’une très grande et longue sécheresse. Il restait dans le pays certaines poches de résistance à cette industrialisation massive, des lieux d’autosuffisance, notamment à la montagne. Les habitants continuaient leur agriculture et leurs activités traditionnelles, se préoccupant peu de ce qui pouvait se passer en bas. Les torrents, la fraîcheur, la rosée suffisaient aux végétaux et animaux habitués à vivre dans des conditions extrêmes ; humains et biotope se contentant de peu, les excès se trouvant dans la plaine.

Mais en ce jour, mon nez le pressentit ; la petite fente se refermant annonçait la pluie qui arriva subitement avec le vent de sud-est. Les nuages se précipitèrent et vomirent tout leur saoul, tout comme un bus venu de la ville déversa son contenu humain sur les pentes de notre montagne. Le flot se dispersa rapidement dans toutes les directions pendant que le chauffeur braillait une heure impérative de retour. Ce bataillon indiscipliné fondit sur la moindre sauterelle et ce d’autant qu’ils avaient payé très cher leur voyage. Des querelles virent le jour ; les assaillants ressemblaient à des bêtes affamées lors de la curée.
Voyant poindre l’apocalypse, je courus rejoindre l’entomologiste au bord du lac. A bout de force et paniqué, je constatai son absence. Je détachai alors ma prothèse et rassemblant l’énergie qui me restait je soufflai très fort dedans en direction du refuge. Un son grave, tel une corne de brume, en sortit. Il rebondit de blocs rocheux en sommets pour atteindre enfin sa destination. Ce jeu d’enfant m’était apparu très vite comme un formidable outil de communication, notamment dans les cas d’extrême urgence. Seuls mes proches et personnes de confiance en connaissaient l’existence et sa fonction d’alerte.
Le temps lourd et gris avait incité le scientifique à prendre un peu de repos ce jour-là. Dès qu’il entendit le signal, il se dirigea au plus vite vers notre amphithéâtre d’herbe et d’eau. Je fus bref en explications, la situation parlait d’elle même. Sans perdre de temps, nous nous lançâmes nous aussi dans une chasse effrénée aux dectiques, criquets et sauterelles. Nous devions en sauver le plus possible.
Un très gros orage, de ceux qui claquent et illuminent la montagne, ayant entendu notre supplique, vint à notre secours. Il permit d’avancer très nettement l’heure de départ de ces touristes d’un genre particulier. Les rumeurs étaient bel et bien fondées ; la ville avait faim. Il n’y avait plus de quoi nourrir hommes et bêtes d’élevages, pas plus les insectes. Seule solution de survie, se rabattre sur la nature proche, elle aussi déjà affectée.
Puis vint un deuxième bus, puis trois, puis quatre…dix…toute une armée destructrice. La guerre était déclarée et en une semaine la montagne s’était tue !
Nous n’avions plus qu’à entrer en résistance afin d’éviter l’extinction des espèces. Très vite nous nous sommes organisés et avons constitué notre arche de Noé. Avec ma complicité et celle de ses étudiants, mon ami René devint voleur de terrariums…dans son propre fief, l’université. Nous agissions la nuit. Arrivées au pied de la montagne endormie, les précieuses boîtes étaient transportées discrètement à dos d’ânes et de mules. Les chemins dans l’obscurité ne me posaient aucun problème, je les connaissais par cœur. Je conduisais sûrement la petite société vers un fortin abandonné, à la frontière avec la France. Nous en fîmes notre quartier général.
Là, nous avons accompli un énorme travail, par lequel nous avons répertorié, classé, rangé et surtout nourri nos hôtes avec des végétaux glanés dans des endroits inaccessibles au commun des citadins, et ceux obtenus illégalement. En effet, suite à des querelles mortelles, le marché en avait été règlementé. A force d’obstination, nous sommes arrivés à les maintenir en vie et à les reproduire.
Un petit peu tard comme d’habitude, soumis à la lourdeur administrative, les élus prirent conscience de la gravité de la situation. Il fallait trouver une solution rapide afin de protéger la biodiversité. L’un d’entre-eux, bon élève de l’Etat, proposa la création d’une commission. Hurlement intempestif d’un conseiller rebelle qui à force de paroles haut placées réussit non sans mal à leur faire comprendre que cela prendrait trop de temps. Le doute s’installa. Heureusement, une majorité d’esprits craintifs se laissa convaincre de créer une extension au  parc naturel interdisant la chasse de tout animal y résidant. Il est bien connu que c’est toujours celui qui parle le plus fort qui a raison. Ce fut ici efficace.
D’autre part, une pluie rassurante vint arroser les cultures et engendrer un regain apaisant et nourrissant. Les industriels besogneux et imaginatifs accélérèrent l’activité de leurs reproducteurs précieusement conservés. Des bassins de rétention d’eau furent créés en prévision d’une nouvelle sécheresse. Tout rentra à nouveau dans l’ordre.

Dix années de ma vie passèrent, riches et passionnantes, dans des études tant convoitées d’entomologie. Ma montagne avait été sauvée grâce à la réintroduction de notre trésor bien gardé et à la création de la réserve .
Avant de partir à la retraite, René me céda tous ses livres, qui s’entassaient alors sous la forme de piles instables, dans mon petit studio de Torino. Je rêvais déjà de faire construire une grande maison ronde, en mélèze, tournant autour de mon centre d’intérêt, la bibliothèque, telle un joyau dans son écrin. L’ambiance y serait matériellement chaleureuse dans l’odeur du cuir et du papier vieilli et immatériellement cultivée, savante.
Parmi tous ces livres, il en était de précieux, des  Souvenirs entomologiques  hérités de Jean-Henri Fabre, le chercheur et marcheur infatigable. Je promis à mon maître d’apprendre un jour le français afin d’en apprécier le contenu à sa juste valeur, bien qu’il fut l’objet de nombreuses polémiques et remises en questions par la suite. Il y résidait pour moi une authenticité et une pureté inexplicables, celles de la découverte.
Insatiable dans l’engagement, je continuais ma lutte pour la protection de la nature. Mon champ d’action s’élargissait. Je pris même en pitié l’espèce humaine.
Je portais toujours un nez de bois. Gep en avait sculptés plusieurs au fur et à mesure de ma croissance, mais toujours un peu trop longs, petit défaut récurrent dans son geste d’artisan expérimenté. Ils étaient toujours fabriqués en mélèze de Fata. J’en conservais au plus près l’odeur envoûtante et évocatrice d’une enfance heureuse et choyée. Sur le chemin du lac, l’un d’eux portait encore les stigmates de l’amical et rugueux bonjour quotidien. Il était devenu grand, fort, de stature imposante. De frêle camarade, il se transformait en soutien protecteur et rassurant. Dès que je pouvais m’échapper de Torino, je retournais dans l’Argentera, ma nonna et m’adonnais alors avec plaisir à ce petit geste, rituel de ma reconnaissance, peau humaine contre peau d’arbre.
Entre-temps, j’adoptais une nouvelle amie, faite de chair et d’os, passionnée comme moi de nature, randonnées… et contemplations. Toujours à mes côtés alors que j’écris pour vous, elle se prénomme Gina. Elle fit alors fi de mon handicap. Au contraire, elle trouvait charmant mon appendice nasal quelque peu singulier. Cela lui rappelait une vieille histoire qui trainait dans sa famille, de celles que l’on racontait aux bambini. Nonno eut alors l’idée de sculpter un petit bonhomme de bois au long nez, qu’il vendit aux touristes de passage. Ce fut un énorme succès ; les enfants se l’arrachaient.
Un nouveau criquet, joyeux et tapageur, rencontré aux abords du village, nous accompagnait désormais. Je le nommais Croc, en souvenir de la razzia alimentaire de mets croquants.




[1] grand-père
[2] grand-mère

Statue de Jean-Henri Fabre à Saint-Léons

Aucun commentaire: