mercredi 29 octobre 2014

Nouvelle Hopper "Eté" (I)

Elle s'est faite attendre, elle arrive enfin.
Etant longue, j'innove en la publiant par épisode.
Voici donc le premier.


Eté                                                                   Edward Hopper




Chicago – Dimanche 9 juillet 1939 (Sainte Amandine – celle qui doit être aimée) – Après la messe


La journée s’annonce chaude et ensoleillée, comme de nombreuses autres précédemment, en cet été 1939. C’est ce qui décida Paola et Federico de pique-niquer au bord du lac Michigan. Fiancés depuis peu, ils privilégient quelques moments d’intimité, loin de la famille protectrice. Ils en profitent et ce d’autant que la jeune fille, unique enfant, a eu l’autorisation et les recommandations du papa, pour cette échappée dominicale.
Après avoir déposé le panier du pique-nique à l’ombre du hall d’entrée, Paola guette impatiemment la berline décapotable de son fiancé. Une seule marche de l’hôtel particulier la sépare du bonheur.
La maison familiale se situe non loin du quartier de la Little Italy, proche de ses origines ; juste assez éloignée pour se différencier de la basse besogne mais assez près pour surveiller ce qu’il s’y passe, le papa étant dans les affaires. Son architecture fière et imposante, tracée à la règle et son port altier, ne sont pas sans rappeler le visage de la jeune fille – héritage paternel. Cette raideur et froideur incongrues contrastent avec un corps tout en rondeurs, taille fine et hanches larges, pétrissage et modelage de chair diaphane – héritage maternel. Sang mêlé et origine nordique se retrouvent dans sa chevelure rousse et ses yeux clairs. De par son statut, son père a pu faire une entorse à la règle méditerranéenne du clan, dans le choix de son épouse.

Tout proche de là, les familles étant étroitement liées, Federico se noie dans une aspersion immodérée de parfum parisien. Il en suffoque. Une fois la quinte de toux passée, il s’admire fièrement dans la glace, chemise de soie de couleur claire et pantalon de coton impeccablement repassés, même port altier – héritage paternel, ce dernier étant également dans les affaires. Il dévale les escaliers de l’hôtel particulier de même architecture ; prend tout juste le temps d’écouter les recommandations d’un père à son enfant unique et d’embrasser ses parents avec générosité – héritage maternel. Ouvrir la portière, chose superflue dans un cabriolet, il saute directement dans la voiture et fait vrombir le moteur.
Quelques rues plus loin, Federico arrive enfin. Il est alors ébloui par la beauté de la jeune fille. A travers sa robe et sa peau transparentes, le regard de l’homme pénètre alors l’intimité du trajet des fines veines bleutées. La chaleur estivale envahit déjà le corps du fiancé ; de fines gouttes de sueur perlent sur son front lisse et insouciant. Pas d’entorses à la règle, sa peau mate, ses cheveux et ses yeux noirs respectent la génétique du clan. Le visage et les doigts fins, le corps allongé trahissent richesse et oisiveté. Comme l’ont déjà remarqué de nombreuses jeunes filles, Federico est beau à tomber immédiatement amoureuse. Ses vêtements sont toujours sélectionnés et assortis avec goût par une maman à la fois fière et jalouse. Espérant la belle fille idéale son dévolu s’était jeté sur Paola, à qui maintenant Federico ouvre élégamment la portière. Après avoir déposé le panier dans le coffre, il s’installe au volant. Les voilà côte à côte, mutuellement mis en valeur par le contraste de leurs apparences, un bisou pudique sur la joue les réunit alors. Quel beau couple ! Les passants imaginent déjà de beaux enfants. C’est le dernier de leurs soucis et à vrai dire, ils n’en ont pas du tout.
En démarrant ils laissent derrière eux toute la famille et sa représentation culturelle. Ils s’enveloppent d’un même sentiment de joie et de bien-être, celui qui accélère le cœur et prend les tripes. Cheveux ensoleillés et visages souriants, ils rayonnent de bonheur. Les bras se frôlent au changement de vitesse. Federico ayant abandonné sa conduite sportive, ses gestes se font plus doux et voluptueux. Paola tire  avec pudeur sur sa robe de rayonne bleue, indiscrètement soulevée par le vent polisson qui découvre le commencement de ses cuisses. Les tourbillons redoublent soudain d’effets sous le doigt taquin de Federico qui tire à nouveau la robe, déclenchant le rire amusé de sa fiancée. Quelques gouttes de sueur s’invitent aussi dans le décolleté de la jeune fille. Leur éclat n’a pas échappé au jeune homme. Alors qu’il conduit, Paola emplit ses poumons de l’odeur de son homme, exacerbée par l’abondant parfum. Elle se sent alors envahie par un amollissement de plénitude.
Les badauds admirent avec envie la luxueuse voiture de ces deux familles connues. Elle emmène ses passagers, peu préoccupés par le quotidien et ces gens qui les regardent, vers leur idylle campagnarde.
Federico qui travaille avec son oncle Francesco profite simplement de son dimanche. Et cette journée est des plus charmantes.

N’ayant pas vu le temps passer, tout absorbés d’une admiration mutuelle, ils arrivent déjà sur les bords du lac – au bout du chemin, un petit coin champêtre. Sous l’ombre légère des bouleaux et cachés par les hautes herbes, ils sont seuls. Devant l’évidence de cet endroit idéal pour pique-niquer, ils décident de s’y installer et déposent couverture moelleuse, panier garni d’ « italian beef sanwiches » et cerises pulpeuses.
Federico retourne subitement à la voiture et en sort une bouteille de vin de Sicile, sang de la terre des deux familles. Il ne reste déjà plus rien des deux sandwiches dévorés par l’appétit de la jeunesse. Le vin, un Nero d’Avola, tient ses promesses qui deviennent dans le verre des amoureux des promesses d’un avenir radieux. Or, il faut se rendre à l’évidence, la bouteille est désormais vide. Mais la voiture de Federico, généreuse, cache un Passito di Pantelleria tout indiqué pour le dessert. La coupelle de cerises se faufile entre-eux deux. Avec une joie enfantine, Paola dépose des ornementations de fruits sur ses oreilles. Sa maman le lui avait appris et elle l’apprendrait de toute évidence à sa fille. Moment opportun que Federico choisit pour se rapprocher de la jeune fille en croquant l’un des fruits suspendus. Or un destin inséparable lie les deux fruits ; la deuxième cerise pend maintenant sur le menton du jeune homme. Enhardie par le nectar de raisin déjà largement dégusté, Paola se jette sur la deuxième cerise pour la croquer, une goutte de jus sanguinolent s’immisce à la commissure de ses lèvres. Même dans l’agonie ces deux fruits ne se quittent pas, obligeant leurs hôtes à conclure une trêve par un long et juteux baiser. Au jeu des corps et des cerises, les cachettes et délectations deviennent de plus en plus intimes, dévoilant progressivement le fruit défendu. Les recommandations paternelles d’abstinence, trop appuyées, n’ont pu être retenues. Les rondeurs maternelles des bras et corps enlacés peuvent à présent gagner le combat de la vie. Tout en Paola sent la fertilité et la germination comme la terre sur laquelle leur unique corps roule doucement. Rayonne et soie crissent sous les bustes humides effleurés. Federico se joint impulsivement à sa femme offerte. 

à suivre...

Aucun commentaire: