dimanche 16 novembre 2014

Nouvelle Hopper "Eté" (II)

J'ai pris beaucoup de plaisir à écrire la suite de cette nouvelle. J'espère que vous en éprouverez autant à la lire.
Je vous l'offre.

Chicago – Jeudi 7 mars 1940 (heureuse Sainte Félicité dévouée à la famille) – 1H45 du matin


Des hurlements déchirent l’air printanier qui envahit la chambre de l’hôtel particulier. Par la fenêtre ouverte, l’onde de choc fait trembler de frayeur tout le quartier. Tout le monde se connaît et tout le monde sait que Paola
se délivre du péché, la fructification estivale ayant bien eu lieu. D’autres cris y succèdent mais cette fois-ci ce sont des cris de joie pour le père et le beau-père de la parturiente, pendant qu’un sourire illumine dans la nuit le visage des voisins. Les deux compères obsédés par la succession dans leurs affaires et la préservation du patronyme se réjouissent de l’événement. Point de futures boucles d’oreilles en cerises, c’est un gros garçon de 4kg128 qui a fait souffrir la jeune mariée jusqu’à son terme. Après maintes négociations et tractations familiales houleuses, de nombreuses investigations ancestrales, si possible parmi les destinées les plus remarquables, il obtient enfin une identité et se prénomme pour le meilleur, Gino.
Quelques temps auparavant, à l’union prématurée de Federico et Paola et la confession de leur faute, suivit un mariage consenti par les différentes parties mais forcément précipité afin d’éviter les rumeurs puritaines de l’entourage. Pas de grandes pompes, c’est dans l’exportation du déshonneur et l’intimité de la Sicile qu’ils furent confiés à la protection de la madone de Polsi, unique vénération religieuse du clan.  Ce fut un mariage d’amour lumineux, enveloppé de la douce chaleur du mois d’octobre. Le soleil chauffait encore assez pour libérer les essences enivrantes de la garrigue, de leur prison végétale. Ses rayons dorés s’unissaient au bleu profond de la mer en une surface irisée caressée par un vent léger. Le souffle parfumé et iodé atteignit le visage de Paola, qui épousa ce jour-là, le beau Federico et la puissante « cosca ». Le rituel religieux s’harmonisa à l’automne des paysages et à l’automne des grands-parents aux visages burinés, mouillés de bonheur où seuls les vénérables ancêtres pouvaient être émus aux larmes.
De retour aux Etats-Unis, l’insouciance des jeunes mariés laisse la place aux froides responsabilités et aux froides journées d’hiver. Federico s’implique de plus en plus dans son travail auprès de son oncle, il met un point d’honneur à sa réussite personnelle. Il doit apprendre et pour cela Francesco l’initie aux vraies affaires. Il devra ensuite briller, puis superviser et enfin transmettre. Depuis son mariage devant la madone, premier rite initiatique de passage à la vie d’un futur chef de clan, Federico a changé. Son emploi du temps est chargé, ses attentions envers Paola enceinte se voient réduites. Les cerises, met délicieux et fort apprécié, sont désormais mangées.
Paola met un point d’honneur à rester dans son rôle de femme au foyer, tenant impeccablement sa maison ; toujours amoureuse et prévenante envers son homme qui rentre tous les soirs dans cette douceur tiède. Confiante, elle ne pose et ne doit poser aucune question. Les règles de la cosca ne pouvant être transgressées, elle se laisse alors envahir par un mutisme éclairé. Elle sait sans savoir. Aux beaux jours, le cri de la délivrance fut le dernier qu’elle fut autorisée à pousser. C’est comme pour l’argent, il n’a pas d’odeur mais il coule à flot au sein du ménage.
Maintenant le bonheur est là et se prolonge dans leur lit comme au premier jour ; pendant que Gino, une goutte de bave à la commissure des lèvres entrouvertes, écrase sa grosse joue rosée sur l’oreiller brodé à ses initiales. Un grand soupir s’échappe de sa petite bouche innocente, venant perturber le silence de la somptueuse chambre d’enfant. Il dort. Tout comme son pays qui lui offre paix et tranquillité aux portes de la guerre. Les Etats-Unis viennent à nouveau de signer la loi sur la neutralité, qui les met à l’écart du conflit européen.
Gino grandit et forcit, véritable puissance en gestation. Son appétit exigeant ne souffre aucune attente. Il dévore avec passion, sourit rarement, pleure beaucoup et s’endort, toujours satisfait dans le moindre de ses caprices. Sa déification par les grands parents conforte sa domination précoce. Paola reste admirative et aimante, contribuant également à la tyrannie de son enfant. Le corps de Gino penche irrémédiablement vers les caractéristiques historiques du clan ; ce qui en fait la fierté de la famille. Pas de faibles pâleur et blondeur aériennes, le teint de la terre de Sicile, les yeux et cheveux brillants comme les olives noires. Il est nécessaire d’oublier l’entorse du patriarche et de s’allier à la pureté de la belle famille. Le fait que son enfant ne lui ressemble pas ne chagrine point Paola.


Son souci à elle est tout autre. Ce qui ne perturbe en rien son mari, la bouleverse de façon récurrente. Depuis peu, les règlements de compte se rapprochent du quartier. Les assassinats perpétrés au sein même de la little Italy la tourmente. Des proches tombent sous les balles. Des familles amies sont endeuillées ; des pères, des fils, des frères, gisent sur le sol, ensanglantés. La douleur intériorisée de la jeune fille explose discrètement à la nuit noire. Le silence tant souhaité est tout juste entrecoupé par les fortes respirations de Federico. Son labeur accompli dans l’omerta, il se repose maintenant, tout comme son fils. Son corps allongé auprès du sien, un frisson lui parcourant l’échine, Paola voudrait savoir si son homme a déjà tué. Il l’a sûrement déjà fait pour les protéger, Gino et elle. Elle est fière mais elle a peur pour lui. Son cœur se gonfle, elle n’a pas la force de résister à sa peine. Elle pleure alors dans son oreiller, sans bruit, pour ne pas avouer au grand jour son impuissance. Epuisée, elle s’endort en pensant à Federico de plus en plus investi et englouti par la cosca, passant de la réalité au rêve. Il est là à ses côtés, son corps recouvert de jus de cerises. Elle rigole tout en lapant le liquide rougeâtre. Mais il ne réagit pas. Elle l’appelle, mais il ne répond pas. Le jus de cerises est froid ; elle n’en reconnaît pas le goût, celui-ci est fade et écoeurant. Le corps est froid ; il a la pâleur d’un faible. Paola se heurte à la raideur de la fierté masculine bravant la mort. Elle hurle sans le vouloir et pouvoir le réprimer, elle avait lâché prises. La jeune femme se réveille en sursaut, honteuse de réveiller Federico. Ce dernier est inquiet pour sa petite femme apeurée qui ne lui révèle rien et le rendort dans la douceur et la rondeur de ses bras. Ce n’était qu’un mauvais rêve.  

à suivre...

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