Vous attendiez la suite de ma nouvelle Hopper, ben non pas encore.
Vous attendiez l'actualité de mon refuge LPO, ben non pas tout de suite.
C'est une tendre nouvelle qui me tenait à coeur, une nouvelle fantastico-réaliste.
La voici...à lire sans modération.
Eugénie,
reste encore un peu !
Eugénie vient de se réveiller. Elle a les
yeux grands ouverts ; comme d’autres les ont fixés sur le bleu du ciel ou
de la mer, elle, c’est sur le vert du plafond. Elle ne l’a pas choisi. Même
s’il est doux, couleur de l’amande, elle n’aime pas le vert et cela ne date pas
d’aujourd’hui. Car Eugénie, c’est une vieille comme disent les jeunes.
Alors qu’elle essaie de penser, ce qui
n’est pas une mince affaire, Françoise lui ouvre les volets roulants, dans une
circonvolution fluide et harmonieuse des avant-bras. L’esthétique, Françoise
s’en fout, elle pense à ses TMS (troubles musculo-squelettiques). Depuis
qu’elle a appris qu’ils existaient, elle s’évertue à en faire une liste
exhaustive et à se plaindre auprès des siens et de son employeur.
Eugénie, elle, c’est tout le temps et
partout qu’elle a des douleurs, mais elle encaisse et ne se plaint pas, autre
génération pense-t-elle, tous des lopettes.
La voici qui savoure ce moment
privilégié, entre la position horizontale de ce support que l’on appelle un lit
et la verticalité de son corps debout. Pas très droit son dos tout de même, et
c’est là que ça coince, là que ça fait terriblement mal. Ses pauvres vertèbres
se contorsionnent dans un empilement approximatif et gauche d’un jeu de
construction d’enfant. Eugénie en profite donc pour s’évader en gardant les
renfoncements que son corps a fait dans la mousse à mémoire de forme, elle y
est si bien, comme sur un nuage. Autre génération certes, mais le progrès,
c’est plutôt bien.
Elle étire son bras droit, parallèlement
au lit et perpendiculairement à son corps. Et hop, la voilà dans un autre
monde. Il faut dire qu’Eugénie a un pouvoir surnaturel, celui de vivre dans
deux mondes parallèles, le nôtre, le vôtre et le sien. Le sien a les mêmes
trois dimensions mais il est intemporel.
Elle se réveille et ouvre les yeux, ce
n’est plus Françoise mais Valérie qui tourne la manivelle des volets roulants.
Eugénie sourit car Valérie est gentille.
- Vous avez bien dormi ? Lui
dit-elle.
Eugénie prend plaisir à lui répondre,
- Très bien merci !
Quand c’est Françoise, dans l’autre monde,
qui lui pose la question, elle ne répond pas. Ses lèvres se contractent et les
ridules qui entourent sa bouche se creusent dans un rictus pas sympathique du
tout.
Et l’autre de grommeler,
- Peau de vache !
Ce don de voyager, Eugénie vient de le
découvrir et commence à le maîtriser. Il suffit en fait qu’elle tende l’un des
deux bras dans un plan parallèle ou perpendiculaire ou en diagonale par rapport
à son corps. Ne vous y risquez pas car elle seule et les gens comme elle
peuvent partir et surtout revenir.
Eugénie tend maintenant le bras gauche et
c’est Emilienne, sa grand-mère, qui écarte les battants des volets de bois.
Elle fixe la couleur dorée du plafond. Le soleil des vacances d’été inonde la
pièce en se reflétant dans tout ce qui se trouve sur sa course ; ce qui
lui permet d’atteindre le plafond. La bonne odeur, non pas des tartines du
petit déjeuner mais des petits légumes du jardin mitonnés et des viandes mijotées
avec amour depuis l’aurore, au-dessus du feu de la cheminée relancé pour la
journée, envahit la chambre. Les braises n’avaient pas le temps de s’éteindre
qu’elles étaient à nouveau caressées par le souffle doux d’Emilienne, tous les
matins, ça chômait pas.
Eugénie était petite et le lit de bois
très haut perché. Elle se laissait alors glisser le long des draps immaculés,
maltraités au lavoir et séchés dans l’air de la vigne.
Maintenant assise sur son lit, Eugénie
admire les photos de fleurs accrochées à la « patafix». Finalement, ça va
pas mal sur le fond vert amande, pour de la nature virtuelle !
Les pantoufles enfilées, le bras tendu
lui permettant de s’équilibrer, Valérie le saisit rapidement afin d’accompagner
la vieille dame vers la salle à manger. Ce ne sont plus les odeurs mais les
vrombissements du micro-ondes qui guident Eugénie. Appuyée sur cette main
bienveillante qui vient de saisir la sienne, bras-dessus bras-dessous comme
deux complices, les deux femmes se dirigent maintenant vers la table du petit
déjeuner.
Une main décharnée, maculée de taches
brunâtres se tend, Françoise y glisse une tartine beurrée à la va vite. La
personne âgée, qui pour Françoise est une personne et personne à la fois,
remarque ce manque de générosité en matière grasse.
- C’est que je n’ai pas que ça à faire
moi, anticipe Françoise, voyant la moue d’Eugénie.
Il faut se rendre à l’évidence, le
travail ne manque pas et dans un temps imparti. Elle doit préparer les
médicaments et pour Eugénie c’est un vrai clafoutis, ciblant les diverses
fonctions vitales. Ensuite c’est le temps de la toilette, du ménage, puis du
repas de midi, ainsi de suite et ainsi fait, voire souvent mal fait. A propos
de son métier, Françoise dit souvent à ses connaissances,
- C’est purement alimentaire.
Elle n’assume pas cette fonction qu’elle
juge dégradante. Alors qu’il lui suffirait de comprendre le sens de la vie afin
de donner un sens à la sienne, son cerveau le lui refuse obstinément. Et puis
il y a son passé et son quotidien qui ne sont pas faciles non plus. Accrochés à
ses baskets, ils attendent en embuscade le moindre faux pas pour la faire
tomber.
Eugénie, vexée, n’ayant plus le temps
d’être patiente, a envie de le lui faire payer à cette mégère. Elle se souvient
de ce qu’elle faisait quand elle était petite dans son bavoir, quand elle
n’aimait pas quelque chose ; elle recrachait. Si tôt pensé, si tôt fait.
Eugénie replie méticuleusement son bavoir de petite vieille et en toute
discrétion recrache sa tartine. Elle le met dans sa poche pour en faire une
sympathique surprise à Françoise dans le lieu où cette dernière s’y attend le
moins. La vengeance se travaille ici avec méticulosité, pense Françoise en
faisant la charmante découverte.
- Ah, la la, saleté va !
Il faut dire aussi que le comportement de
Françoise, en plus soft, lui rappelle sa mère Juliette qui la coursait pour lui
taper dessus avec un balai.
Ce monde là, Eugénie ne l’aime pas, mais
il est là et il existe et elle ne maitrise pas toujours tout dans tous ces
aller-retour, elle y survit simplement.
A sa main nouvellement tendue, une autre
tartine lui est proposée, avec du beurre
et des copeaux de chocolat, tout comme quand elle était petite en vacances chez
sa grand-mère. Valérie sait bien ce qui
fait plaisir à Eugénie et en plus ce n’est pas compliqué. Il suffit de prêter
attention aux souvenirs qu’elle évoque et l’aimer un peu petit peu. Cela suffit
pour un petit bout de chair, un petit bout de vieille femme, un petit brin
d’amour.
La présence de Valérie rassure Eugénie
car elle y voit son trésor, le seul être au monde qui compte véritablement pour
elle, sa fille unique.
Cette dernière vient régulièrement lui
rendre visite. Elle fait partie du plan B, celui de la douceur, de la
gentillesse et du réconfort, tout comme Valérie.
Arrive l’heure de la toilette et dans
n’importe quel monde c’est compliqué. Point de bras tendu, la souplesse oubliée
et la pudeur au panier rendent l’exercice très désagréable à la vieille femme.
Eugénie regrette une époque pas si lointaine où elle se lavait encore les pieds
dans le lavabo. Cela surprenait toujours sa fille, raide comme un manche à
balai. Son vieux corps se tendait comme un arc afin d’atteindre la cible à la
hauteur désirée, celle du lavabo. Maintenant c’est quelqu’un d’autre qui
manipule sa chair engourdie, avec plus ou moins de respect, ce qui chagrine
Eugénie.
Une fois l’épreuve passée, canne en avant
elle se dirige vers sa chambre et passe devant la télé que Françoise vient
d’allumer et qui braille.
Pourquoi la télé ? Avait déjà
demandé Eugénie.
- Ca occupe, ça meuble avait alors
répondu Françoise. Au moins pendant ce temps, elle ne m’embête pas, avait-elle
pensé.
Mais si fort qu’Eugénie lui répliquait
alors,
- Oui, surtout pendant ce temps je ne
vous embête pas.
Enfants turbulents et petits vieux, même
recette, les calmer et les scotcher grâce à l’indigence des programmes tv.
Passé un certain âge ne retombe –t-on pas en enfance, dit-on ?
A la sonnerie du repas de midi, tout son
corps rebelle se raidit jusqu’au bout des doigts. Beurk ! Eugénie n’a pas
faim. Elle pense alors aux canards que sa grand-mère gavait ; pas
réellement le temps de respirer entre les phases d’alimentation. La vieille
femme ou plutôt la gamine tend son bras sur l’accoudoir ; affalée dans un
fauteuil, elle venait de se résigner à avaler une émission télé, piètre
nourriture culturelle. Elle s’en va alors, dans le plan P comme plaisir, elle
salive. La respiration courte, les oreilles aux aguets, dans la demi-obscurité
de la cave, elle coupe une tranche de foie gras dans un lobe généreux volé dans
un pot de grés. Elle l’étale sur une tranche de pain de campagne, elle aussi
volée à la cuisine quelques instants plus tôt. La graisse dorée comme le soleil
qui inondait sa chambre, dégouline sur son menton ; un vrai régal avalé à
toute vitesse de peur de se faire prendre. Ce qu’elle ne savait pas c’est
qu’Emilienne savait et fermer les yeux devant ce petit diable qu’elle adorait
et qu’elle ne pouvait voir que l’été pendant les grandes vacances. Tant pis
pour ce prélèvement qui avait un coût, mais Emilienne préférait spéculer sur
l’amour familial.
La consolation d’Eugénie alors que
Françoise la traine vers la salle à manger, c’est qu’elle va pouvoir là-aussi
voler une tranche de pain, cachée dans ce même bavoir aux multiples fonctions.
Point de foie gras dessus mais elle va
lui permettre de partager sa pitance avec les oiseaux du quartier. Ils font
partie des rares visites dont bénéficie Eugénie. Mais pour cela, elle doit
solliciter les rencontres. Printemps, été, automne, hiver, elle les nourrit. A
la belle saison, ce sont les miettes de pain de la tranche volée ; l’hiver,
elle troque une boule de graisse contre quelques boules de plumes. Heureusement
pour le bonheur d’Eugénie, il y a toujours un piaf qui traine par là, même au
plus fort de leurs occupations de reproduction. Elle reste de longs moments à
les regarder, assise sur une chaise devant la fenêtre. De l’autre côté de la
cloison, la télé ne fait que ce qu’elle sait faire, brailler. C’est l’heure de
la sieste, le moment où d’autres rêves, les muscles abandonnés, la bouche
ouverte, la respiration profonde et apaisée. Eugénie, comme elle le dit
souvent, s’ennuie. Elle n’a pas envie de dormir mais plutôt de sortir, de
s’ouvrir à n’importe quel monde. Les séances de cinéma, d’accordéon, de
gymnastique n’arrivent pas à combler ce manque, ce vide sidéral. Tiens ! Encore
un nouvel espace à explorer pour Eugénie, elle qui restait des heures allongée
dans les herbes et la terre encore chaudes, à admirer les étoiles et leurs
clignotements comme s’ils elles lui faisaient de l’œil.
La collation de quatre heures avalée et
l’hydratation recommandée accomplie, elle attend sagement.
Mais ce soir, ses yeux brillent car elle
reçoit la visite de sa fille.
- Tout va bien ?
- Oui, tout va bien ?
L’une et l’autre phrase se retrouvent
prononcées indifféremment par l’une et l’autre femme.
En conversant devant la fenêtre aux
oiseaux, ouverte car il fait très beau, elle va pouvoir tout lui dire. Toutes
les deux serrées l’une contre l’autre, comme deux inséparables sur leur
perchoir, et accoudées au petit rebord de mur qui sépare la chambre du jardin,
Eugénie raconte en rigolant.
- Tu sais que j’ai déjà fait le mur.
La face illuminée, l’œil pétille comme
celui d’une petite fille fière de la bêtise qu’elle vient de faire.
- Tu ne me crois pas ? C’est
pourtant facile. Je place une chaise devant la fenêtre, je grimpe dessus, je
m’assois sur le rebord, et hop, en tournant le buste, me voilà de l’autre côté,
côté jardin. Je vais cueillir des fleurs et je reviens, ni vu ni connu, je
t’embrouille. La fille tourne la tête et regarde avec inquiétude le petit
bouquet de fleurs dans un verre, posé sur la table de nuit ; un
prélèvement de la vraie nature.
Est-ce réel ou non? Elle se doit de toute
façon de le lui laisser croire. Très vite, elle rejoint sa mère dans le plan S,
celui des souvenirs.
- Tu te souviens de la fois où tu avais
pris peur et détalé devant un lapin qui venait vers toi ?
- Oui, persuadée qu’il venait à ma
rencontre, j’avais pris mes jambes à mon cou et n’avais pas attendu mon reste.
Mais ce qui devait arriver, arriva et sa
fille le sait bien. Le plan S, qui est aussi le plan P quand il est sollicité,
est glissant et Eugénie, le regard fixe, s’enfonce irrémédiablement dedans et
l’on ne sait quand elle en reviendra.
C’est alors que sa fille a envie de lui
tendre la main et de lui dire,
- Eugénie, reste encore un peu avec
moi !
Mais ça ne marche pas car elle n’est pas
douée du bras tendu.
Eugénie est à la fête des moissons avec
sa cousine, elle danse, regarde les garçons. Bientôt la rentrée des classes et
c’est l’heure du dîner qui sort Eugénie de son monde d’avant. Sa fille est
encore là pour l’accueillir et comme un prolongement du bonheur, Valérie,
attentionnée, se substitue à sa fille et l’accompagne lentement et prudemment
prendre le quatrième et dernier repas dans la salle commune où l’attendent déjà
Albert, Firmin, Apollonie et bien d’autres.
Il faut dire qu’Eugénie est enfermée,
contre son gré, mais pour son bien, dans une unité de soins de longue durée que
l’on appelle un EHPAD. Car Eugénie est malade, elle a la maladie d’Alzheimer,
mais elle a un pouvoir que nous avons perdu, celui de voyager n’importe quand,
hors de notre monde de contraintes matérielles artificiellement construites où
hier est aujourd’hui mais aujourd’hui peut-être pas demain.
Il lui suffit pour cela de tendre le bras…orthogonalement,
ou pas.
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