samedi 7 mars 2015

Nouvelle Hopper "Eté" (IV)

Je ne vous retiens pas davantage et vous livre une suite plus épineuse que la précédente. Cette dernière était plutôt une présentation de ce qui allait suivre...

Bonne lecture...



Sicile – Samedi 10 juillet 1943 (Saint Ulrich – soit généreux tout en restant vigilant) – Sous les feux de la DCA


Il sait par cœur ce qu’il doit faire et se le répète inlassablement, afin d’éviter de trop penser ; premièrement, se débarrasser du traître mussolinien et de l’envahisseur allemand, deuxièmement rentrer en contact le plus rapidement possible avec la famille restée en Sicile. Les noms des villages, des familles amies et ennemies, les visages figés sur des photos de jeunesse qu’il faudra extrapoler car ils auront vieilli et reconnaître les uns et les autres tant bien que mal, défilent en une longue procession devant ses yeux fixes et vagues.
- « A quoi tu penses ? » lui balance un camarade.
- « A rien » répond machinalement Federico.
- « Tu as peur ? »
- «  Oui »
- « Moi aussi », et la conversation s’arrête là.
Pour la première fois, Federico tremble, ses tripes se tordent dans tous les sens à la pensée de ce milieu inconnu et hostile, alors qu’il restait impassible sous les feux de la mitraille mafieuse. Une faiblesse qu’il espère passagère et qui le rend honteux, l’envahit. Il ferait presque dans son froc ! Ils sont là, serrés les uns contre les autres, accrochés à leur paquetage ou l’inverse on ne sait plus. Les doigts sont crispés, les visages blêmissent, la peur liquéfie les corps qui deviennent flasques, sans réactions, ballotés par la tempête qui sévit en ce moment. Légèrement penché vers l’avant, Federico regarde maintenant ses chaussures, espérant un appui, une contenance. Mais il n’en est rien, les trous d’air les bousculent les uns contre les autres, comme de simples animaux dans le camion qui les conduit à l’abattoir.
Ici c’est un avion dont le pilote peste. Ils n’ont pas été assez entrainés au largage de nuit et puis ce brouillard et ce vent qui s’en mêlent. De rudes jurons sortent de sa bouche. Les données de localisation et une éclaircie fugitive confirment la fin du voyage. Des incendies, des éclairs de DCA, les avions des camarades qui tombent comme des mouches, c’est l’apocalypse.
- « P.tain ! Quel feu d’artifice ! » s’exclame le co-pilote ; puis c’est à nouveau le brouillard rougeoyant.

Federico fait un ultime effort de concentration sur ce qu’il doit faire sur le terrain. Le précieux colis est bien là, caché dans son paquetage. Tel un bon élève, il se récite la phrase qu’il doit prononcer pour être reconnu par les siens – même technique militaire mais pour un autre combat. Les photos jaunies des paysages qu’il va parcourir, se succèdent comme des flashs.
Cette terre là sous ses pieds, il rêvait de la fouler encore une fois. Alors tel un instant de désir, comme le jour de son mariage, il sent son cœur et son corps se gonfler. Puissance et faiblesse se battent à la vie à la mort. Ses carotides pulsent violemment. Une joie inhumaine l’envahit subitement, puis un ordre crié, une porte ouverte et c’est le grand saut dans ce tableau abstrait où plus rien ne ressemble à la réalité. Ses gestes se font mécaniques, une prière à la madone de Polsi, les visages de Paola et de Gino, puis il tire sur le cordon, une secousse et s’ensuit un doux balancement de pantin dans le bruit infernal d’une guerre furieuse, mangeuse d’hommes. C’est trop long, trop de probabilités que cela se passe mal, il souhaiterait accélérer le temps. Il touche enfin brutalement terre. La madone et les siens l’ont protégé. Le jeune homme va alors se transformer en bête sauvage tantôt traquée, tantôt prédatrice mais avec une seule idée en tête, la discrétion. A l’affût du moindre bruit suspect, il écoute la nuit méditerranéenne bercée par le doux chant des grillons. Ce ne sont que rumeurs lointaines ; pas de ressac des vagues, la mer doit être loin, alors qu’il devrait être près de la plage. Soudain, le craquement d’une branche le fait sursauter puis un grognement confirme la présence d’un sanglier. Rien de rassurant pour autant, Federico n’a pas l’habitude de côtoyer la faune sauvage la nuit, chacun à sa place. Le cochon s’enfuit soudain, sans demander son reste. L’obscurité, la purée de pois et le sentiment de ne pas être à l’endroit prévu, il va falloir patienter et attendre le lever du jour. Mort de fatigue, il s’enveloppe dans la toile de son parachute et en fait un lit sommaire mais douillet, le tissu est tout doux et rassurant. Effrayé à l’idée d’oublier la phrase qui doit lui ouvrir les portes amies, il la chuchote une dernière fois,
- « J’ai des cerises dans mon cerisier » et terrassé par le sommeil  s’endort instantanément.
Le brouillard des rêves l’enveloppe peu à peu. Paola est à ses côtés, extrêmement nue, lui aussi. Ils sont allongés sur la plage, heureux et libres. Il contemple son corps frémissant doré par le soleil. Gino joue tranquillement avec le sable à leurs côtés. Paola se lève et se dirige vers une mer de cerises, il la désire, il lui court après. Tous deux, riant aux éclats, s’enfoncent dans une marée de fruits savoureux. Mais Paola continue sa progression. Federico s’en inquiète. Elle ne l’écoute pas. Il essaie vainement de lui attraper la main qui glisse dans la sienne. Cette eau rougeâtre et sirupeuse engloutit maintenant sa femme. Elle lui échappe, se noie et disparaît. Impuissant pour la deuxième fois, il crie de désespoir et se réveille en sursaut, la respiration haletante, en sueur, puis affaibli et penaud.

Le temps exécrable de la veille a laissé place à une journée radieuse, ponctuée de tirs lointains. Sa première impression se confirme, il est loin des plages de Gela au-dessus desquelles ils devaient être parachutés. Il se frotte les joues et son crâne hérissé de petits cheveux noirs, mange un biscuit, range ses effets et commence sa progression vers une hauteur afin de se repérer. Une seule idée est rivée dans sa tête, vaguement douloureuse, se rendre à son point de rendez-vous, San Pietro. Pour cela, il est nécessaire de tenir à distance les ennemis, l’allemand et l’italien de Mussolini – pas trop difficile dans ce trou perdu – voire de les occire s’ils se trouvent sur son chemin. Mais pour l’instant il doit affronter un troisième agresseur, silencieux et immobile, d’une défense implacable. A l’abri du vent, la chaleur se répand rapidement dans le vallon. Federico décide de ne porter qu’un maillot de corps, mauvaise idée. Son corps musculeux est griffé, lacéré, englué par l’ennemi tapi et sournois. Il se débat dans une végétation qui l’enveloppe, le colle, le pique. L’étreinte est proportionnelle à sa résistance, plus il bouge, plus les branches l’enlacent et plus c’est douloureux jusqu’à devenir insupportable. Il est maintenant encerclé par une armée de figuiers de barbarie, agaves, arbousiers et lentisques. La sueur vient exacerber ses griffures. Les odeurs fortes des plantes mutilées et écrasées l’enivrent jusqu’à l’écoeurement. Le soleil et le poids de son paquetage lui enfoncent les pieds dans le sol. Il progresse lentement, le sommet est encore loin mais sa rage de vaincre et sa hargne sont intactes et lui permettent de se frayer un chemin. Il ne voit rien, il se sent seul et cependant les détonations s’accentuent. C’est une guerre qui n’est pas tout à fait la sienne. Vivant habituellement en marge, il ne se sent pas très concerné par le sort de ses compatriotes. Sa préoccupation majeure est autre.
Après plusieurs heures d’efforts intenses, essoufflé, il atteint enfin le haut de la colline. La plaine, le golfe, les plages de Gela s’étalent devant ses yeux embués. Point de larmes, les gouttes de sueur perlent sur son front et coulent lentement, baignant et adoucissant son regard ténébreux. Commencent alors quelques calculs qui vont déterminer la direction à prendre. Le corps maintenant reposé, les réflexions peuvent alors abonder dans son cerveau libéré de l’emprise de l’action. Mais pas le temps d’apprécier la terre rêvée qu’il foule en ce moment, juste le plaisir fugace du paysage à atteindre. La végétation agressive laisse place aux cultures, oliviers, vigne, agrumes et aux pâtures, il s’en réjouit. Tel un nuage lourd, son cœur s’assombrit très vite. A la campagne accueillante s’oppose l’allemand du Reich. Et l’italien, ami ou ennemi ? Comment différencier le sicilien intègre, du vendu à l’occupant ? La phrase lui revient soudain. Les cerises, plaisir ou cauchemar ? Subitement, il se ressaisit et se met en marche vers sa destination.

Des clochettes, des moutons, il aperçoit un petit berger. Ce n’est qu’un enfant, il n’est peut-être pas nécessaire d’utiliser le laisser-passer. Méfiant, Federico s’exécute dans un italien parfait, sans accent. La langue des ancêtres faisait partie de la vie de tous les jours et avait baigné son enfance. A sa grande surprise, l’adolescent lui répond,
- « moi aussi ».

Ippolito devient rapidement son guide. Federico est subjugué et admiratif devant la générosité et le dépouillement du jeune garçon. Richesse et égoïsme, que sa famille lui avait inculqués, ne seraient peut-être pas les clefs du bonheur. Il pense à son fils Gino, son petit prince et l’avenir qu’il souhaite lui construire. Mais il s’égare et revient très vite à la dure réalité du quotidien d’Ippolito et à la raison de sa présence ici. Touché par la vie trop simple et difficile du petit berger, son affection pour lui, l’étranger, Federico décide d’ouvrir son paquet et de faire goûter à l’enfant ce qui va les réconforter tous deux. Dans la gaieté, ils poursuivent ensemble la distance qui les sépare de San Pietro. Ippolito se trouve grandi de l’expérience qu’il vient de vivre et qui lui permet d’oublier sa tristesse de tous les jours.

à suivre...

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