Bonne nouvelle, une nouvelle nouvelle "Inspiration Hopper".
Une collègue de travail ayant acquis une reproduction de "Gas", j'ai pensé que cela serait intéressant d'unir notre intérêt pour cet artiste; aussi j'ai profité de l'été pour me plonger dans l'univers d'Edward. Nous devenons, lui et moi, familiers.
Sans plus attendre la voici...
Station-service Edward Hopper
C’était ses derniers jours à la station.
Après une journée harassante, pas tant par le nombre de clients que par la
chaleur de cette fin du mois d’août, Vernon se préparait à fermer le garage. Sa
jambe, anciennement accidentée et qu’il trainait derrière lui, annonçait du
mauvais temps pour les prochains jours. A l’ouest, les nuages commençaient à
montrer le bout de leur nez et quand ils venaient de cette direction là, c’était
la pluie assurée. Sa jambe douloureuse et le ciel qui se couvrait, il n’y avait
pas meilleur baromètre. Sa grand-mère le lui disait bien : « Ouille,
ouille, ouille, mes rhumatismes ! Il va bientôt pleuvoir ». Il y
avait sûrement une certitude scientifique permettant d’expliquer l’inexplicable.
L’été avait fait son œuvre. Les graminées
s’étaient parées d’une belle couleur dorée. Tout en ondulant sous la brise
légère du soir, quelques unes d’entre elles venaient lécher le terre-plein de
la station, d’autres osaient se perdre dans la forêt de pins, superbement
alignée par les mains de l’homme. Inconcevable de laisser cette belle et riche
terre du Vermont inexploitée. La plaine alluvionnaire du lac Champlain en était
un bel échantillon. Pour une fois cela changeait des érables et de leurs armées
de clones sirupeux.
Les oiseaux s’étaient tu ; seule la
chouette hulotte poussait son cri étrange qui n’était autre qu’un chant, mais
effrayant le cœur des hommes depuis des millénaires. Vernon ne s’y habituait
pas. Lui qui venait de la ville, il aimait la nature en photo ou en peinture
mais en réalité c’était la nature qui ne l’aimait pas... la nuit et son cortège
de bruits sordides, les insectes piqueurs aux trajectoires imprévisibles se
vautrant sur les vitres, les serpents venimeux au parcours fourbe et sinueux.
Les vipères traversaient souvent la route, « pourvu qu’une voiture passe
et les écrase ! », fort peu probable en ce coin reculé et puis il
n’avait pas de chance. Les araignées, se gavant d’insectes qui se reproduisaient
dans le lac tout proche, étaient énormes. Tous ces yeux qui le regardaient de
façon impudique, créaient un léger frisson lui parcourant l’échine. A cette
heure du crépuscule, c’était les chauves-souris qui allaient faire bombance de
moustiques ; il n’en était pas même reconnaissant, ne pensant qu’à leur frimousse
monstrueuse. Il avait eu l’occasion d’en
examiner une, accrochée par une voiture, si rare la nuit.
Ce qu’il admettait difficilement c’est
que tous ses petits voisins ou hôtes avaient affreusement peur de ce bipède et
de ses énormes machines pétaradantes (la panne n’est pas loin, un client
potentiel), et vrombissantes (tout va bien, peut-être une autre fois).
Vernon Le Moine avait passé toute son
enfance à Montpelier. Ses lointains ascendants français venaient de Bretagne.
Il en avait conservé quelques mots du patois local, d’argot et de « françois ».
Il jurait notamment dans ce dialecte, ça chantait bien.
Il n’avait absolument rien d’un Yankee et
n’avait pu se résoudre à manger des tourtes au petit déjeuner, ce qui lui
permit d’éviter l’embonpoint. Il était resté mince et à la cinquantaine, il
portait admirablement bien son corps, exceptée cette maudite jambe qui n’en
faisait qu’à sa tête. De façon telle qu’il ressemblait parfois à un animal
blessé par un chasseur maladroit, fuyant cet agresseur belliqueux, venant tout
juste de sortir de son repaire boisé.
N’ayant pas eu le courage de faire des
études et mis à la porte de la maison familiale par ses parents à sa majorité,
il avait bien fallu qu’il trouve un travail afin de survivre. Il n’avait pas eu
à chercher longtemps, ce qui lui convenait bien.
Son père, employé dans un garage en
ville, avait pu faire marcher ses relations et avait eu connaissance de cette
station-service pour laquelle Mobilgas cherchait un pompiste. C’était parfait
sauf que c’était en pleine « cambrousse », il aimait bien ce mot
méprisant et très représentatif de la situation. Mais quelle idée avait eu
Mobilgas d’installer un garage au bord de cette départementale quasi
déserte ? – en pensant sûrement à Vernon !
Elle était flambant neuve et voyante,
rouge et blanche, s’imposant dans cette nature sobre et bien rangée. L’ambiance
restait bon enfant. Les trois pompes ressemblaient à trois bonshommes à la tête
ronde et riante, le bâtiment de bois blanc était accueillant avec son clocheton
un brin religieux offrant protection aux ouailles, le cheval ailé représentait
un Mobilgas de rêve, bref, un beau joujou pour Vernon, pour lui tout seul. Son
enthousiasme restait modéré.
La rude concurrence de Texaco obligeait
Mobil à penser le futur. Les cadres commerciaux voyaient poindre l’engouement
pour les loisirs au bord du lac Champlain. Ils investissaient les alentours et
essayaient de transmettre cette compétitivité et cette vision à leurs employés.
« En attendant, il fallait aller les chercher les clients sur cette route
de « bouseux » ! » ronchonnait Vernon. Il est vrai qu’ils étaient rares et c’était
plutôt gênant, d’autant plus qu’il devait rendre des comptes et faire du chiffre
d’affaires. « Ils n’ont que ces mots-là à la bouche ! ». Le rêve
de Vernon, finir sa carrière de pompiste sur la mythique route 66.
Dans cinq minutes, il allait fermer la
station. Tel un rituel, il s’était déjà changé et avait enlevé son costume gris
à l’effigie d’un Pégase rouge à fière allure, et à l’odeur forte de cambouis,
essence et transpiration. Ce qui le gênait le plus, c’était la casquette. Celle-là
même qui lui avait sectionné les cheveux en périphérie « et c’était de là qu’il se dégarnissait
maintenant ! ». Il lui en voulait car elle lui donnait l’apparence
d’un ecclésiastique fraîchement tondu. Son coiffeur le lui avait bien
dit : « Mon vieux, c’est la casquette ». Il y avait encore là
quelque chose d’irréfutable. Il en profitait pour lui vendre quelques onguents
miraculeux. Mais même en ressemblant à un homme de religion, le miracle se
faisait attendre.
Il s’apprêtait maintenant à ranger ses
petits bijoux, de peur qu’on les lui vole pendant la nuit. Ce n’était autre que
ces « tin cans » de Pepsi-Cola. Quelques jours auparavant, il avait
entendu la première publicité radiophonique de la marque : « Deux
fois plus pour un nickel (cinq cents) ». Les objectifs commerciaux,
« le chiffre », la publicité n’avaient fait qu’un seul tour dans son
cerveau et se matérialisaient en boîtes de fer blanc renfermant la précieuse
boisson. Il en avait commandées dix-huit qu’il avait installées sur un
présentoir à côté des pompes. Il pensait ainsi déclencher l’envie. Et cela
fonctionnait, deux boîtes en fer de passage (voitures), deux boîtes en fer
(cola) vendues, l’ouvre-boîte spécial était offert. C’était peu, mais pour
Vernon, qui était devenu anxieux, c’était une remontée en flèche de l’estime de
soi et certainement de la reconnaissance de son patron.
Pour Mobil, comme Pepsi-Cola face au
géant Coca-Cola, il était nécessaire de développer l’originalité, le
contre-pied et l’innovation.
Pendant qu’il bichonnait ses
« cans », il repensait à cette journée. Les clients avaient été ni
plus ni moins bizarres !
Dans la matinée, un bruit de moteur lui
avait fait lever la tête. En sortie de virage, une voiture apparut. Il n’en
croyait pas ses yeux, une Cadillac verte décapotable venait de surgir. Sa
préférée, une série 62 coupé convertible, sa calandre en v, ses phares
profilés, son pare-brise incliné, tout donnait la sensation de vitesse. Le
raffinement se dévoilait dans la capote de toile beige, alors repliée, les
sièges et panneaux de portières en cuir assorti et les pneus élégamment cerclés
de blanc et de rouge. Vernon se dit alors que forcément, elle ne s’arrêterait
pas dans une station-service de « cambrousse ». A sa grande
stupéfaction et satisfaction, il fut contredit. Au volant, un homme bien mis le
regarda avec insistance, l’air perdu dans ses pensées. Il descendit, fit faire
le plein d’essence et évoqua un problème de carburation qu’il fallait réparer. Du
combiné de la station, il appela un taxi et partit, confiant la voiture aux
mains expertes de Vernon. Il reviendrait la chercher le lendemain. Le pompiste
se frotta les mains car il savait qu’il devrait l’essayer après réparation pour
voir si tout fonctionnait bien. Il accomplirait avec plaisir ce travail
protocolaire. Pour une fois, la procédure habituelle le sortirait de la
routine.
Vernon répara la voiture ; il
s’agissait d’un petit tuyau débranché. C’était sans conséquence, cela gênait
tout au plus les performances du moteur,
celui-ci étant pour le coup un peu poussif.
Le destin sourit alors au pompiste. La
mine réjouie, comme un gamin, il put enfin essayer l’automobile de ses rêves.
Il fit le tour du « patelin », prit l’allée n°7, traversa la forêt,
la longea et repassa dans le « patelin » pour revenir au garage. Le
V8 du moteur ronronnait, il s’en gargarisait. La dopamine envahissait le corps
de Vernon. Une douce chair de poule l’enveloppait. Son visage béat souriait aux
personnes admiratives rencontrées, il était fier. Son plaisir explosa, tel une
jouissance, lorsqu’il traversa la forêt et vit au-dessus de sa tête la voûte
des grands arbres, percée de temps à autre par les rayons pénétrants du soleil.
Il voyait tout, entendait tout, sentait tout. Il commençait à apprécier la
« cambrousse ». Mais ce fut éphémère. Il reprit ses activités de garagiste.
L’après-midi se déroula calmement, quand
soudain, un couple déboula. Ils couraient dans sa direction, les yeux hagards,
tout en suffoquant. Ils venaient de faire une promenade qu’ils souhaitaient
romantique, dans la forêt, mais visiblement cela ne s’était pas passé comme ils
l’entendaient. Tout de suite, à eux deux, ils n’avaient qu’une seule idée fixe
qu’ils vociféraient en cœur : « un téléphone pour appeler la police ».
Quand ils arrivèrent au niveau de Vernon, la jeune femme poussa un cri en le
voyant, le jeune homme était terrorisé. Ils détalèrent tels des lièvres sans
livrer la mystérieuse raison de leur souhait de faire appel aux forces de
l’ordre. Le pompiste resta un moment les bras balans, le regard figé sur le
couple de fuyards, perplexe. Puis il reprit le nettoyage du garage qu’il avait
entrepris.
Quelques
minutes plus tard, ce fut un cavalier qui se dirigeait vers la station-service,
« Incongru ! » pensa
Vernon. Mais aujourd’hui, visiblement, tout était possible. Etait-il en
train de rêver ? Le cheval avançait au pas, calmement. L’homme qui
dominait la bête fronçait les sourcils
et exprima le même vœu que les
deux olibrius précédents de joindre la police du comté. Sans broncher, aussi
stoïque que sa monture, il annonça froidement au pompiste qu’il venait de découvrir
un cadavre, au bord d’une allée dans la forêt. Ensemble, ils téléphonèrent au
shérif et lui indiquèrent l’endroit où gisait le corps ; le cavalier ayant
égaré ses lunettes, c’était Vernon qui manipulait la carte du lieu. L’homme,
olympien, partit attendre les forces de l’ordre.
Le pompiste, pensant à cette journée
bizarre, était loin d’imaginer qu’elle allait bouleverser sa petite vie bien
réglée. Pour l’instant, il rangeait ses précieuses « cans », ensuite
il éteindrait, fermerait garage et station. Avait-il bien éteint le spot de
l’enseigne ? Il reviendrait, vérifierait afin de calmer ses doutes,
incertitudes et angoisses, une fois voire deux fois. Il regagnerait son
logement qui se trouve à côté de son outil de travail. Il aurait du mal à
s’endormir, car il penserait encore à cette journée bizarre.
Le lendemain eut lieu une enquête de
voisinage, rondement menée par la police du comté. Cela ne dura que très peu de
temps. Concernant Vernon, qui avait trouvé les représentants de la loi
bizarres, ils avaient été immédiatement soupçonneux mais n’avait rien dit qui
puisse le justifier. « Vous devez rester à la disposition de la
justice », c’était la seule phrase qu’ils avaient prononcée. Vernon devait
maintenir la station ouverte, n’ayant personne pour le remplacer.
Le reste de la journée passa ; le
propriétaire de la Cadillac ne vint pas la récupérer. « Ma foi, elle est
en sécurité, il a du avoir un empêchement, il viendra demain ».
C’est au crépuscule que son cerveau
commença à bouillonner. Les émanations qui en sortirent, paraissaient logiques
et venaient étayer les soupçons qui pesaient contre lui. Au regard des autres, ce
ne pouvait être que lui qui avait violé
et assassiné la jeune femme retrouvée nue. Les gens normaux devaient
penser qu’il n’était pas normal à son
âge, d’être célibataire ; les causes en étant sûrement la haine des
femmes, les conséquences, une abstinence évoluant vers la perversité sadique.
Les gens normaux ont toujours raison et développent une multitude de théories
psychologiques d’où ils tirent des thérapies pratiques, comme aller se soulager
au bordel. Vernon n’avait jamais consulté les « théorologues » du
bistrot du coin.
De plus, ce matin, il s’était disputé
avec la femme de ménage car elle n’alignait pas bien les figurines sexy
Mobilgas, très appréciées des camionneurs, sur l’étagère prévue à cet effet. Le
voilà devenu « maniaco-fétichiste ». Soudain des bouffées de chaleur
l’envahirent. Des gouttes de sueur perlaient sur son front dégarni par cette
maudite casquette qui les arrêterait dans leur chute. Une chair de poule de
terreur remplaça le plaisir de la veille. Ses tempes battaient au rythme
accéléré de son cœur et serraient ses
mâchoires telles un étau. Il se sentait pris au piège de son corps angoissé. Et
si c’était vraiment lui l’assassin ? Les « théorologues »
auraient-ils raison ? Non, ce n’était pas possible !
Mais, la nuit ne portant pas conseil aux
anxieux, il ferma la station-service et son logis et partit se cacher dans la
forêt, en ayant pris soin de préparer tout ce qu’il fallait, dont ses
« cans » chéries, pour tenir plusieurs jours. Il comptait sur la
boisson magique pour le désaltérer mais surtout le réconforter. Il connaissait
un endroit reculé, inconnu des habitants alentours, où il donnait régulièrement
rendez-vous à Dorothy, une prostituée du village qu’il pratiquait de longue
date. Donc, non, Vernon n’était pas abstinent.
Ce lieu privilégié était une grotte bien
cachée par un dense fourré. Là, seuls au monde, ils donnaient libre cours à
leurs ébats sous le regard pétrifié de quelques ébauches
« bonhommistiques » préhistoriques. Cette nuit-là, pour s’y rendre
sans encombres, il avait enduit ses chaussures d’essence afin de troubler le
flair des chiens policiers. Ayant atteint son refuge, il s’installa
confortablement, conscient de la longueur de son séjour. Ses yeux fixés dans ce
qui semblait être des yeux d’une figure dessinée sur la roche, rassuré par ce
regard chaleureusement bizarre et familier, il s’endormit.
Inévitablement, les soupçons
s’amplifièrent et la traque du fugitif s’en suivit. Vernon comptait les jours
passés et gagnés sur la police du comté. Le shérif comptait les jours passés et
gagnés sur l’enquête, faisant du pompiste le suspect n°1. Ils avaient
maintenant établi l’identité du corps. Pour le chef, il n’y avait aucun doute,
la piste qu’il suivait restait la plus probable.
Dorothy, inquiète de n’avoir aucune
nouvelle de son client et ami, se rendit à leur lieu de rendez-vous habituel.
Nullement intéressée par l’actualité « potiniesque » du village, elle
ne connaissait donc pas l’affaire du moment, qui faisait pourtant grand bruit
et suivait son cours en se déformant de façon monstrueuse en passant de bouches
à oreilles à bouches à oreilles. Elle le trouva là, prostré, le regard fixant
toujours le pictogramme anthropomorphe. « Nul doute, il se passait quelque
chose de grave », pensa-t-elle en voyant la logistique déployée dans la
grotte. Sur un ton monocorde et apathique, fataliste, Vernon raconta les
derniers évènements. Dorothy comprit alors la sourde agitation du bourg, possédé
par les rumeurs les plus folles ; les regroupements, les grands gestes
explicatifs, les va-et-vient.
C’était une bonne fille, elle le rassura
tout en le consolant et ils reprirent leurs petites affaires coquines. Ne
doutant pas le moins du monde de son innocence, chaque semaine, elle lui
apportait de quoi subsister et le satisfaire. La figure murale monochrome
semblait compatir et approuver.
Lors de ses emplettes, elle croisait
régulièrement le shérif accompagné de son chien « Médor » (vestige du
françois, tenace dans la région). Ce dernier aboyait à chaque fois, il n’aimait
pas Dorothy, ce n’était pourtant pas réciproque. De sa main délicate, elle lui
appliquait alors un gratouillis sur le dessus du crâne ; l’animal n’était
pas reconnaissant pour autant et les jappements redoublaient d’ardeur. Dorothy
ayant souvent des intérêts qui divergeaient des lois régissant la société
américaine, et elle s’en moquait, cet état de fait titillait peut-être le sens
de l’obéissance de « Médor ».
Dorothy avait l’optimisme rayonnant.
Boulotte et rigolote, elle faisait honnêtement son travail, redonnant joie,
vigueur et ardeur à la tâche, à la gent masculine. Qu’ils soient jeunes, vieux,
beaux, laids, célibataires, mariés, elle les aimait tous, sauf les méchants
qu’elle refusait de recevoir.
Elle travaillait seule et était son
propre patron. Dans le village, tous, plus ou moins impliqués, fermaient les
yeux, y compris le shérif et même les représentants religieux, ce qui faisait
jaser.
Un mois venait de passer, le chef de la
police ne lâchait pas l’affaire. Pensant que Vernon, vieux routinier sans
aventures, n’avait pas pu aller bien loin, il reprit la traque.
A la surprise du chef, le nez de
« Médor » flaira une piste qui les conduisit devant une maison qu’ils
connaissaient bien, celle de la prostituée. « Quel abruti ce chien ! »
et il lui allongea une grande tape sur les oreilles. L’animal couina et se
traina aux pieds de son maître. Satisfait de sa pédagogie, le shérif regagna
son bureau.
Quelques jours plus tard, « Médor »
repartit de plus belle, la queue en trompette, mais moins agitée que d’habitude
car il se dirigeait à nouveau vers la maison de Dorothy et il se souvenait d’une
caresse un peu appuyée de son maître. Bâtard issu d’une femelle Labrador et
d’un mâle Bouledogue, sans complexe, il était devenu limier autodidacte de la
police locale lorsque son maître était devenu shérif. Il accomplissait sa tâche
avec zèle. Le chef s’apprêtait à pester et à utiliser sa pédagogie mais il se
ravisa. Deux fois de suite, il y avait quelque chose de louche.
« Médor » avait beau être un corniaud, cela ne tournait pas rond. La
bonhommie de la femme de petite vertu cachait peut-être un secret inavouable.
Avec ses hommes de main, il organisa une planque et établit une filature. La
prostituée, confiante et ne s’apercevant de rien, les emmena directement à la grotte.
Ils cernèrent le lieu et arrêtèrent Vernon qui n’offrit aucune résistance, il
avait le dos rond ployant sous sa destinée. En silence, la peinture rupestre le
regarda s’éloigner, tout aussi muet.
Ce qu’avait senti « Médor »
n’était autre que l’odeur de Vernon dont s’imprégnait la prostituée lors de
leurs rapports. Les pulsions sexuelles bloquant leur raisonnement, ils
n’avaient pas pensé au flair redoutable du fin limier « autodidacte ! »,
fierté de son maître lorsqu’il réussissait à débloquer une enquête.
L’interrogatoire allait commencer, une
sourde révolte grandissait à l’intérieur du pompiste. Cette fois-ci c’était son
sang qui bouillonnait et qui lui donna le courage de dire :
– Ce n’est pas moi qui l’ai violée et
assassinée !
Les policiers se regardèrent, leurs
sourcils épais se soulevèrent, et leurs bouches s’entrouvrirent.
– Mais qu’est-ce-que vous racontez là ?
avança le shérif.
– Ben oui, le corps de la jeune femme,
c’est pas moi.
– Quelle jeune femme ?
– Celle qui a été trouvée dans la forêt,
il y a un mois.
– D’abord ce n’est pas une jeune femme
mais un homme mûr, votre sosie qui plus est.
Vernon devint coi. Un rapide retour en
arrière lui permit de comprendre cette journée qui ne lui apparaissait plus du
tout bizarre ; les deux cinglés et le cavalier qui n’avait rien remarqué
car il avait perdu ses lunettes, la Cadillac faisant involontairement partie du
lot. La situation ne s’éclaircissait pas pour autant. Malgré les soupçons qui
pesaient contre lui, sans comprendre pourquoi, il donnait tout de même sa
confiance au shérif pour faire la lumière sur ces évènements.
– Mais qui est ce sosie ? s’étonna-t-il.
– Votre frère jumeau Virgil, répondit le
chef.
Deuxième stupéfaction du pompiste – Il
avait entendu parler d’un demi-frère qui vivait loin de là et qu’il n’avait
jamais vu, c’était tout. Mais pourquoi, lui qui ne le connaissait pas,
l’aurait-t-il tué ? –
–
Il ne se trouvait pas là, à côté de la station-service, par hasard !
Jalousie, chantage, une petite vie bien réglée tout d’un coup perturbée, que
sais-je moi ? avançait le shérif en examinant les réactions de son suspect
du coin de l’oeil. Vernon continuait de nier.
Au décès de sa femme, Virgil chercha à se
rapprocher de son frère. Débordant d’amour qu’il ne pouvait plus donner, sans
enfant, il voulut connaître cette deuxième partie de lui dont il avait été
séparé, étant encore tout jeune enfant. Contrairement à Vernon, il savait tout,
la mère adoptive avait parlé. Avec opiniâtreté et méticulosité, il mena son
enquête. Il en était arrivé à son terme. Aujourd’hui, tout heureux, il allait
pouvoir rejoindre et découvrir l’endroit où résidait son frère jumeau. Tôt le
matin, dans un grand état d’excitation, il prit sa voiture et quitta le 21 bis
Bird Street à St Albans.
Tout en roulant, de nombreuses questions
le taraudaient. « Comment rentrer en contact avec Vernon sans le
brusquer ? Accepterait-il de le recevoir ? Dans un premier temps
deviendraient-ils des amis, puis des frères, puis des frères
jumeaux ? ». Cependant, il restait lucide et s’aperçut qu’une voiture
le suivait depuis St Albans ; cela faisait maintenant une demi-heure,
sûrement le hasard. A nouveau concentré sur la future rencontre, il décida,
dans une première approche, de ne pas déranger Vernon et de l’observer afin de
mieux le connaître. « Quoi de mieux que la forêt d’à côté, repérée sur la
carte, et voir sans être vu ».
Il s’y engagea, la voiture qui le suivait
aussi. C’est peut-être « frérot » que le destin lui envoie, ayant
initié lui aussi la même démarche. Cependant, il douta, une superbe Cadillac
verte ! Avait-il oublié quelque
chose sur le trottoir en partant de St Albans et ce résident souhaitait la lui
rendre ? A l’inverse de Vernon,
Virgil était désordonné et étourdi. Afin d’en savoir davantage sur l’identité
et les intentions de la personne qui le suivait, il s’arrêta. Et c’est sans
trop d’inquiétudes qu’il alla au devant du conducteur. Ce dernier l’abattit
aussitôt, froidement, de deux balles de Colt 1911 dans le cœur. Sa mort fut
instantanée.
Pressé et sûr de lui, après avoir vérifié
que l’homme n’avait pas de papiers sur lui, ce qui était le cas, l’assassin
abandonna le corps le long de l’allée n°5. Afin de retarder l’enquête, il cacha
la Ford Sedan de Virgil dans un chemin annexe d’une jeune plantation très
serrée, aux branches basses. Puis, après avoir soulevé le capot et farfouillé
dans le moteur de sa voiture, il rejoignit la station-service – la meilleure
façon de passer inaperçu c’est de se montrer – l’innocence apparaissait alors
comme une évidence, c’était la devise de notre tueur.
En attendant, le pompiste séjournait
toujours en prison. La solitude, fausse compagne, ne lui permettait pas d’avoir
d’alibi. La difficulté du travail en équipe ne permettait pas aux policiers
d’avoir de preuves tangibles. Pour cela, ils continuaient d’interroger les
autochtones.
Survint alors le témoignage du
garde-forestier qui avait aperçu Vernon ce jour-là. Il l’avait vu, souriant au
volant d’une Cadillac verte décapotable « tout heureux d’avoir accompli
son forfait » pensa ce dernier.
– Normal, je l’essayais après réparation,
rétorqua le pompiste.
L’enquête trainait.
Quelques jours plus tard, le shérif
apprit d’un collègue du comté, le meurtre d’un gangster au 21 Bird Street à St
Albans. L’appel à témoins mentionnait la présence d’une Cadillac noire sur les
lieux du crime. Rassemblant tous ses neurones, le chef fit la relation entre la
Cadillac noire et la verte dans le garage de la station-service. « Fouillez
moi la Cadillac verte de fond en comble ! » avait-il ordonné à ses
subalternes de toute son autorité corpulente et naturelle. C’est alors que l’un
d’entre eux découvrit le Colt 1911, à moitié caché dans une boîte en bois et
que personne n’avait repéré lors de la première inspection. Beau travail !
s’exclama le shérif. L’adjoint ne savait
dans quel sens il devait comprendre l’interjection, penaud d’être passé à côté
de l’objet la première fois.
L’homme au regard insistant avait oublié
de l’emporter lors de sa visite à la station. Sidéré par la ressemblance du
pompiste avec le mort, il avait décampé immédiatement dès l’arrivée du taxi,
sans demander son reste. De toute façon, il comptait abandonner là, la voiture
du crime ; difficile d’y revenir par la suite sans éveiller les soupçons. S’étant
trompé d’adresse, entre le 21 et le 21 bis Bird Street, il avait commis une
erreur réparable. Propriétaire d’une dette, il devait accomplir la tâche pour
laquelle il avait été payé. Son clan le renvoya donc finir le boulot au 21. La
description que fit Vernon du propriétaire de la voiture et sa petite faiblesse
pour les grosses cylindrées permit d’établir un portrait-robot et d’arrêter le
malfrat après vérification des empreintes laissées sur le Colt.
Au terme de toutes les formalités, Vernon
fut libéré. Il était soulagé mais déréglé ; affublé d’un
« frérot » jumeau qu’il n’avait jamais connu et qu’il enterrait ce
jour en pleurant – l’amour fraternel.
Le village, la départementale, la forêt,
bref, la « cambrousse » et la station-service allaient retrouver leur
pompiste. Mais c’était sans compter sur la compassion de ses employeurs, plutôt
sur les capacités de travail de Vernon ; ils lui accordèrent une promotion
et il devint pompiste Mobilgas sur la route 66. Ainsi son rêve se réalisait et
ses journées étaient devenues tout ce qu’il y a de plus ordinaire.
Dorothy déménagea dans le village d’à
côté, elle ne pouvait se séparer de son « client » préféré, Vernon Le
Moine.
J'espère, comme toujours, partager avec vous le plaisir que j'ai eu à l'écrire, dans votre lecture.
Je concocte en ce moment une "Tendre nouvelle".
A bientôt.
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