mardi 20 août 2013

Nouvelle Hopper "Station service"




Bonne nouvelle, une nouvelle nouvelle "Inspiration Hopper".
Une collègue de travail ayant acquis une reproduction de "Gas", j'ai pensé que cela serait intéressant d'unir notre intérêt pour cet artiste; aussi j'ai profité de l'été pour me plonger dans l'univers d'Edward. Nous devenons, lui et moi, familiers.
Sans plus attendre la voici...


















           Station-service                  Edward Hopper



C’était ses derniers jours à la station. Après une journée harassante, pas tant par le nombre de clients que par la chaleur de cette fin du mois d’août, Vernon se préparait à fermer le garage. Sa jambe, anciennement accidentée et qu’il trainait derrière lui, annonçait du mauvais temps pour les prochains jours. A l’ouest, les nuages commençaient à montrer le bout de leur nez et quand ils venaient de cette direction là, c’était la pluie assurée. Sa jambe douloureuse et le ciel qui se couvrait, il n’y avait pas meilleur baromètre. Sa grand-mère le lui disait bien : « Ouille, ouille, ouille, mes rhumatismes ! Il va bientôt pleuvoir ». Il y avait sûrement une certitude scientifique permettant d’expliquer l’inexplicable.
L’été avait fait son œuvre. Les graminées s’étaient parées d’une belle couleur dorée. Tout en ondulant sous la brise légère du soir, quelques unes d’entre elles venaient lécher le terre-plein de la station, d’autres osaient se perdre dans la forêt de pins, superbement alignée par les mains de l’homme. Inconcevable de laisser cette belle et riche terre du Vermont inexploitée. La plaine alluvionnaire du lac Champlain en était un bel échantillon. Pour une fois cela changeait des érables et de leurs armées de clones sirupeux.
Les oiseaux s’étaient tu ; seule la chouette hulotte poussait son cri étrange qui n’était autre qu’un chant, mais effrayant le cœur des hommes depuis des millénaires. Vernon ne s’y habituait pas. Lui qui venait de la ville, il aimait la nature en photo ou en peinture mais en réalité c’était la nature qui ne l’aimait pas... la nuit et son cortège de bruits sordides, les insectes piqueurs aux trajectoires imprévisibles se vautrant sur les vitres, les serpents venimeux au parcours fourbe et sinueux. Les vipères traversaient souvent la route, « pourvu qu’une voiture passe et les écrase ! », fort peu probable en ce coin reculé et puis il n’avait pas de chance. Les araignées, se gavant d’insectes qui se reproduisaient dans le lac tout proche, étaient énormes. Tous ces yeux qui le regardaient de façon impudique, créaient un léger frisson lui parcourant l’échine. A cette heure du crépuscule, c’était les chauves-souris qui allaient faire bombance de moustiques ; il n’en était pas même reconnaissant, ne pensant qu’à leur frimousse monstrueuse. Il avait eu  l’occasion d’en examiner une, accrochée par une voiture, si rare la nuit.
Ce qu’il admettait difficilement c’est que tous ses petits voisins ou hôtes avaient affreusement peur de ce bipède et de ses énormes machines pétaradantes (la panne n’est pas loin, un client potentiel), et vrombissantes (tout va bien, peut-être une autre fois).

Vernon Le Moine avait passé toute son enfance à Montpelier. Ses lointains ascendants français venaient de Bretagne. Il en avait conservé quelques mots du patois local, d’argot et de « françois ». Il jurait notamment dans ce dialecte, ça chantait bien.
Il n’avait absolument rien d’un Yankee et n’avait pu se résoudre à manger des tourtes au petit déjeuner, ce qui lui permit d’éviter l’embonpoint. Il était resté mince et à la cinquantaine, il portait admirablement bien son corps, exceptée cette maudite jambe qui n’en faisait qu’à sa tête. De façon telle qu’il ressemblait parfois à un animal blessé par un chasseur maladroit, fuyant cet agresseur belliqueux, venant tout juste de sortir de son repaire boisé.
N’ayant pas eu le courage de faire des études et mis à la porte de la maison familiale par ses parents à sa majorité, il avait bien fallu qu’il trouve un travail afin de survivre. Il n’avait pas eu à chercher longtemps, ce qui lui convenait bien.
Son père, employé dans un garage en ville, avait pu faire marcher ses relations et avait eu connaissance de cette station-service pour laquelle Mobilgas cherchait un pompiste. C’était parfait sauf que c’était en pleine « cambrousse », il aimait bien ce mot méprisant et très représentatif de la situation. Mais quelle idée avait eu Mobilgas d’installer un garage au bord de cette départementale quasi déserte ? – en pensant sûrement à Vernon !

Elle était flambant neuve et voyante, rouge et blanche, s’imposant dans cette nature sobre et bien rangée. L’ambiance restait bon enfant. Les trois pompes ressemblaient à trois bonshommes à la tête ronde et riante, le bâtiment de bois blanc était accueillant avec son clocheton un brin religieux offrant protection aux ouailles, le cheval ailé représentait un Mobilgas de rêve, bref, un beau joujou pour Vernon, pour lui tout seul. Son enthousiasme restait modéré.
La rude concurrence de Texaco obligeait Mobil à penser le futur. Les cadres commerciaux voyaient poindre l’engouement pour les loisirs au bord du lac Champlain. Ils investissaient les alentours et essayaient de transmettre cette compétitivité et cette vision à leurs employés. « En attendant, il fallait aller les chercher les clients sur cette route de « bouseux » ! » ronchonnait Vernon. Il  est vrai qu’ils étaient rares et c’était plutôt gênant, d’autant plus qu’il devait rendre des comptes et faire du chiffre d’affaires. « Ils n’ont que ces mots-là à la bouche ! ». Le rêve de Vernon, finir sa carrière de pompiste sur la mythique route 66.

Dans cinq minutes, il allait fermer la station. Tel un rituel, il s’était déjà changé et avait enlevé son costume gris à l’effigie d’un Pégase rouge à fière allure, et à l’odeur forte de cambouis, essence et transpiration. Ce qui le gênait le plus, c’était la casquette. Celle-là même qui lui avait sectionné les cheveux en périphérie « et  c’était de là qu’il se dégarnissait maintenant ! ». Il lui en voulait car elle lui donnait l’apparence d’un ecclésiastique fraîchement tondu. Son coiffeur le lui avait bien dit : «  Mon vieux, c’est la casquette ». Il y avait encore là quelque chose d’irréfutable. Il en profitait pour lui vendre quelques onguents miraculeux. Mais même en ressemblant à un homme de religion, le miracle se faisait attendre.
Il s’apprêtait maintenant à ranger ses petits bijoux, de peur qu’on les lui vole pendant la nuit. Ce n’était autre que ces « tin cans » de Pepsi-Cola. Quelques jours auparavant, il avait entendu la première publicité radiophonique de la marque : « Deux fois plus pour un nickel (cinq cents) ». Les objectifs commerciaux, « le chiffre », la publicité n’avaient fait qu’un seul tour dans son cerveau et se matérialisaient en boîtes de fer blanc renfermant la précieuse boisson. Il en avait commandées dix-huit qu’il avait installées sur un présentoir à côté des pompes. Il pensait ainsi déclencher l’envie. Et cela fonctionnait, deux boîtes en fer de passage (voitures), deux boîtes en fer (cola) vendues, l’ouvre-boîte spécial était offert. C’était peu, mais pour Vernon, qui était devenu anxieux, c’était une remontée en flèche de l’estime de soi et certainement de la reconnaissance de son patron.
Pour Mobil, comme Pepsi-Cola face au géant Coca-Cola, il était nécessaire de développer l’originalité, le contre-pied et l’innovation.

Pendant qu’il bichonnait ses « cans », il repensait à cette journée. Les clients avaient été ni plus ni moins bizarres !
Dans la matinée, un bruit de moteur lui avait fait lever la tête. En sortie de virage, une voiture apparut. Il n’en croyait pas ses yeux, une Cadillac verte décapotable venait de surgir. Sa préférée, une série 62 coupé convertible, sa calandre en v, ses phares profilés, son pare-brise incliné, tout donnait la sensation de vitesse. Le raffinement se dévoilait dans la capote de toile beige, alors repliée, les sièges et panneaux de portières en cuir assorti et les pneus élégamment cerclés de blanc et de rouge. Vernon se dit alors que forcément, elle ne s’arrêterait pas dans une station-service de « cambrousse ». A sa grande stupéfaction et satisfaction, il fut contredit. Au volant, un homme bien mis le regarda avec insistance, l’air perdu dans ses pensées. Il descendit, fit faire le plein d’essence et évoqua un problème de carburation qu’il fallait réparer. Du combiné de la station, il appela un taxi et partit, confiant la voiture aux mains expertes de Vernon. Il reviendrait la chercher le lendemain. Le pompiste se frotta les mains car il savait qu’il devrait l’essayer après réparation pour voir si tout fonctionnait bien. Il accomplirait avec plaisir ce travail protocolaire. Pour une fois, la procédure habituelle le sortirait de la routine.
Vernon répara la voiture ; il s’agissait d’un petit tuyau débranché. C’était sans conséquence, cela gênait tout au plus  les performances du moteur, celui-ci étant pour le coup un peu poussif.
Le destin sourit alors au pompiste. La mine réjouie, comme un gamin, il put enfin essayer l’automobile de ses rêves. Il fit le tour du « patelin », prit l’allée n°7, traversa la forêt, la longea et repassa dans le   « patelin » pour revenir au garage. Le V8 du moteur ronronnait, il s’en gargarisait. La dopamine envahissait le corps de Vernon. Une douce chair de poule l’enveloppait. Son visage béat souriait aux personnes admiratives rencontrées, il était fier. Son plaisir explosa, tel une jouissance, lorsqu’il traversa la forêt et vit au-dessus de sa tête la voûte des grands arbres, percée de temps à autre par les rayons pénétrants du soleil. Il voyait tout, entendait tout, sentait tout. Il commençait à apprécier la « cambrousse ». Mais ce fut éphémère. Il reprit ses activités de garagiste.
L’après-midi se déroula calmement, quand soudain, un couple déboula. Ils couraient dans sa direction, les yeux hagards, tout en suffoquant. Ils venaient de faire une promenade qu’ils souhaitaient romantique, dans la forêt, mais visiblement cela ne s’était pas passé comme ils l’entendaient. Tout de suite, à eux deux, ils n’avaient qu’une seule idée fixe qu’ils vociféraient en cœur : « un téléphone pour appeler la police ». Quand ils arrivèrent au niveau de Vernon, la jeune femme poussa un cri en le voyant, le jeune homme était terrorisé. Ils détalèrent tels des lièvres sans livrer la mystérieuse raison de leur souhait de faire appel aux forces de l’ordre. Le pompiste resta un moment les bras balans, le regard figé sur le couple de fuyards, perplexe. Puis il reprit le nettoyage du garage qu’il avait entrepris.
 Quelques minutes plus tard, ce fut un cavalier qui se dirigeait vers la station-service, « Incongru ! » pensa  Vernon. Mais aujourd’hui, visiblement, tout était possible. Etait-il en train de rêver ? Le cheval avançait au pas, calmement. L’homme qui dominait la bête fronçait les sourcils  et exprima le même vœu  que les deux olibrius précédents de joindre la police du comté. Sans broncher, aussi stoïque que sa monture, il annonça froidement au pompiste qu’il venait de découvrir un cadavre, au bord d’une allée dans la forêt. Ensemble, ils téléphonèrent au shérif et lui indiquèrent l’endroit où gisait le corps ; le cavalier ayant égaré ses lunettes, c’était Vernon qui manipulait la carte du lieu. L’homme, olympien, partit attendre les forces de l’ordre.
Le pompiste, pensant à cette journée bizarre, était loin d’imaginer qu’elle allait bouleverser sa petite vie bien réglée. Pour l’instant, il rangeait ses précieuses « cans », ensuite il éteindrait, fermerait garage et station. Avait-il bien éteint le spot de l’enseigne ? Il reviendrait, vérifierait afin de calmer ses doutes, incertitudes et angoisses, une fois voire deux fois. Il regagnerait son logement qui se trouve à côté de son outil de travail. Il aurait du mal à s’endormir, car il penserait encore à cette journée bizarre.

Le lendemain eut lieu une enquête de voisinage, rondement menée par la police du comté. Cela ne dura que très peu de temps. Concernant Vernon, qui avait trouvé les représentants de la loi bizarres, ils avaient été immédiatement soupçonneux mais n’avait rien dit qui puisse le justifier. « Vous devez rester à la disposition de la justice », c’était la seule phrase qu’ils avaient prononcée. Vernon devait maintenir la station ouverte, n’ayant personne pour le remplacer.
Le reste de la journée passa ; le propriétaire de la Cadillac ne vint pas la récupérer. « Ma foi, elle est en sécurité, il a du avoir un empêchement, il viendra demain ».
C’est au crépuscule que son cerveau commença à bouillonner. Les émanations qui en sortirent, paraissaient logiques et venaient étayer les soupçons qui pesaient contre lui. Au regard des autres, ce  ne pouvait être que lui qui avait violé et assassiné la jeune femme retrouvée nue. Les gens normaux devaient penser  qu’il n’était pas normal à son âge, d’être célibataire ; les causes en étant sûrement la haine des femmes, les conséquences, une abstinence évoluant vers la perversité sadique. Les gens normaux ont toujours raison et développent une multitude de théories psychologiques d’où ils tirent des thérapies pratiques, comme aller se soulager au bordel. Vernon n’avait jamais consulté les « théorologues » du bistrot du coin.
De plus, ce matin, il s’était disputé avec la femme de ménage car elle n’alignait pas bien les figurines sexy Mobilgas, très appréciées des camionneurs, sur l’étagère prévue à cet effet. Le voilà devenu « maniaco-fétichiste ». Soudain des bouffées de chaleur l’envahirent. Des gouttes de sueur perlaient sur son front dégarni par cette maudite casquette qui les arrêterait dans leur chute. Une chair de poule de terreur remplaça le plaisir de la veille. Ses tempes battaient au rythme accéléré de son cœur  et serraient ses mâchoires telles un étau. Il se sentait pris au piège de son corps angoissé. Et si c’était vraiment lui l’assassin ? Les « théorologues » auraient-ils raison ? Non, ce n’était pas possible !
Mais, la nuit ne portant pas conseil aux anxieux, il ferma la station-service et son logis et partit se cacher dans la forêt, en ayant pris soin de préparer tout ce qu’il fallait, dont ses « cans » chéries, pour tenir plusieurs jours. Il comptait sur la boisson magique pour le désaltérer mais surtout le réconforter. Il connaissait un endroit reculé, inconnu des habitants alentours, où il donnait régulièrement rendez-vous à Dorothy, une prostituée du village qu’il pratiquait de longue date. Donc, non, Vernon n’était pas abstinent.
Ce lieu privilégié était une grotte bien cachée par un dense fourré. Là, seuls au monde, ils donnaient libre cours à leurs ébats sous le regard pétrifié de quelques ébauches « bonhommistiques » préhistoriques. Cette nuit-là, pour s’y rendre sans encombres, il avait enduit ses chaussures d’essence afin de troubler le flair des chiens policiers. Ayant atteint son refuge, il s’installa confortablement, conscient de la longueur de son séjour. Ses yeux fixés dans ce qui semblait être des yeux d’une figure dessinée sur la roche, rassuré par ce regard chaleureusement bizarre et familier, il s’endormit.

Inévitablement, les soupçons s’amplifièrent et la traque du fugitif s’en suivit. Vernon comptait les jours passés et gagnés sur la police du comté. Le shérif comptait les jours passés et gagnés sur l’enquête, faisant du pompiste le suspect n°1. Ils avaient maintenant établi l’identité du corps. Pour le chef, il n’y avait aucun doute, la piste qu’il suivait restait la plus probable.
Dorothy, inquiète de n’avoir aucune nouvelle de son client et ami, se rendit à leur lieu de rendez-vous habituel. Nullement intéressée par l’actualité « potiniesque » du village, elle ne connaissait donc pas l’affaire du moment, qui faisait pourtant grand bruit et suivait son cours en se déformant de façon monstrueuse en passant de bouches à oreilles à bouches à oreilles. Elle le trouva là, prostré, le regard fixant toujours le pictogramme anthropomorphe. « Nul doute, il se passait quelque chose de grave », pensa-t-elle en voyant la logistique déployée dans la grotte. Sur un ton monocorde et apathique, fataliste, Vernon raconta les derniers évènements. Dorothy comprit alors la sourde agitation du bourg, possédé par les rumeurs les plus folles ; les regroupements, les grands gestes explicatifs, les va-et-vient.
C’était une bonne fille, elle le rassura tout en le consolant et ils reprirent leurs petites affaires coquines. Ne doutant pas le moins du monde de son innocence, chaque semaine, elle lui apportait de quoi subsister et le satisfaire. La figure murale monochrome semblait compatir et approuver.
Lors de ses emplettes, elle croisait régulièrement le shérif accompagné de son chien « Médor » (vestige du françois, tenace dans la région). Ce dernier aboyait à chaque fois, il n’aimait pas Dorothy, ce n’était pourtant pas réciproque. De sa main délicate, elle lui appliquait alors un gratouillis sur le dessus du crâne ; l’animal n’était pas reconnaissant pour autant et les jappements redoublaient d’ardeur. Dorothy ayant souvent des intérêts qui divergeaient des lois régissant la société américaine, et elle s’en moquait, cet état de fait titillait peut-être le sens de l’obéissance de « Médor ».
Dorothy avait l’optimisme rayonnant. Boulotte et rigolote, elle faisait honnêtement son travail, redonnant joie, vigueur et ardeur à la tâche, à la gent masculine. Qu’ils soient jeunes, vieux, beaux, laids, célibataires, mariés, elle les aimait tous, sauf les méchants qu’elle refusait de recevoir.
Elle travaillait seule et était son propre patron. Dans le village, tous, plus ou moins impliqués, fermaient les yeux, y compris le shérif et même les représentants religieux, ce qui faisait jaser.

Un mois venait de passer, le chef de la police ne lâchait pas l’affaire. Pensant que Vernon, vieux routinier sans aventures, n’avait pas pu aller bien loin, il reprit la traque.
A la surprise du chef, le nez de « Médor » flaira une piste qui les conduisit devant une maison qu’ils connaissaient bien, celle de la prostituée. « Quel abruti ce chien ! » et il lui allongea une grande tape sur les oreilles. L’animal couina et se traina aux pieds de son maître. Satisfait de sa pédagogie, le shérif regagna son bureau.
Quelques jours plus tard, « Médor » repartit de plus belle, la queue en trompette, mais moins agitée que d’habitude car il se dirigeait à nouveau vers la maison de Dorothy et il se souvenait d’une caresse un peu appuyée de son maître. Bâtard issu d’une femelle Labrador et d’un mâle Bouledogue, sans complexe, il était devenu limier autodidacte de la police locale lorsque son maître était devenu shérif. Il accomplissait sa tâche avec zèle. Le chef s’apprêtait à pester et à utiliser sa pédagogie mais il se ravisa. Deux fois de suite, il y avait quelque chose de louche. « Médor » avait beau être un corniaud, cela ne tournait pas rond. La bonhommie de la femme de petite vertu cachait peut-être un secret inavouable. Avec ses hommes de main, il organisa une planque et établit une filature. La prostituée, confiante et ne s’apercevant de rien, les emmena directement à la grotte. Ils cernèrent le lieu et arrêtèrent Vernon qui n’offrit aucune résistance, il avait le dos rond ployant sous sa destinée. En silence, la peinture rupestre le regarda s’éloigner, tout aussi muet.
Ce qu’avait senti « Médor » n’était autre que l’odeur de Vernon dont s’imprégnait la prostituée lors de leurs rapports. Les pulsions sexuelles bloquant leur raisonnement, ils n’avaient pas pensé au flair redoutable du fin limier « autodidacte ! », fierté de son maître lorsqu’il réussissait à débloquer une enquête.

L’interrogatoire allait commencer, une sourde révolte grandissait à l’intérieur du pompiste. Cette fois-ci c’était son sang qui bouillonnait et qui lui donna le courage de dire :
– Ce n’est pas moi qui l’ai violée et assassinée !  
Les policiers se regardèrent, leurs sourcils épais se soulevèrent, et leurs bouches s’entrouvrirent.
– Mais qu’est-ce-que vous racontez là ?  avança le shérif.
– Ben oui, le corps de la jeune femme, c’est pas moi.
– Quelle jeune femme ?
– Celle qui a été trouvée dans la forêt, il y a un mois.
– D’abord ce n’est pas une jeune femme mais un homme mûr, votre sosie qui plus est.
Vernon devint coi. Un rapide retour en arrière lui permit de comprendre cette journée qui ne lui apparaissait plus du tout bizarre ; les deux cinglés et le cavalier qui n’avait rien remarqué car il avait perdu ses lunettes, la Cadillac faisant involontairement partie du lot. La situation ne s’éclaircissait pas pour autant. Malgré les soupçons qui pesaient contre lui, sans comprendre pourquoi, il donnait tout de même sa confiance au shérif pour faire la lumière sur ces évènements.
– Mais qui est ce sosie ? s’étonna-t-il.
– Votre frère jumeau Virgil, répondit le chef.
Deuxième stupéfaction du pompiste – Il avait entendu parler d’un demi-frère qui vivait loin de là et qu’il n’avait jamais vu, c’était tout. Mais pourquoi, lui qui ne le connaissait pas, l’aurait-t-il tué ? –
 – Il ne se trouvait pas là, à côté de la station-service, par hasard ! Jalousie, chantage, une petite vie bien réglée tout d’un coup perturbée, que sais-je moi ? avançait le shérif en examinant les réactions de son suspect du coin de l’oeil. Vernon continuait de nier.

Au décès de sa femme, Virgil chercha à se rapprocher de son frère. Débordant d’amour qu’il ne pouvait plus donner, sans enfant, il voulut connaître cette deuxième partie de lui dont il avait été séparé, étant encore tout jeune enfant. Contrairement à Vernon, il savait tout, la mère adoptive avait parlé. Avec opiniâtreté et méticulosité, il mena son enquête. Il en était arrivé à son terme. Aujourd’hui, tout heureux, il allait pouvoir rejoindre et découvrir l’endroit où résidait son frère jumeau. Tôt le matin, dans un grand état d’excitation, il prit sa voiture et quitta le 21 bis Bird Street à St Albans.
Tout en roulant, de nombreuses questions le taraudaient. « Comment rentrer en contact avec Vernon sans le brusquer ? Accepterait-il de le recevoir ? Dans un premier temps deviendraient-ils des amis, puis des frères, puis des frères jumeaux ? ». Cependant, il restait lucide et s’aperçut qu’une voiture le suivait depuis St Albans ; cela faisait maintenant une demi-heure, sûrement le hasard. A nouveau concentré sur la future rencontre, il décida, dans une première approche, de ne pas déranger Vernon et de l’observer afin de mieux le connaître. « Quoi de mieux que la forêt d’à côté, repérée sur la carte, et voir sans être vu ».
Il s’y engagea, la voiture qui le suivait aussi. C’est peut-être « frérot » que le destin lui envoie, ayant initié lui aussi la même démarche. Cependant, il douta, une superbe Cadillac verte !  Avait-il oublié quelque chose sur le trottoir en partant de St Albans et ce résident souhaitait la lui rendre ? A  l’inverse de Vernon, Virgil était désordonné et étourdi. Afin d’en savoir davantage sur l’identité et les intentions de la personne qui le suivait, il s’arrêta. Et c’est sans trop d’inquiétudes qu’il alla au devant du conducteur. Ce dernier l’abattit aussitôt, froidement, de deux balles de Colt 1911 dans le cœur. Sa mort fut instantanée.
Pressé et sûr de lui, après avoir vérifié que l’homme n’avait pas de papiers sur lui, ce qui était le cas, l’assassin abandonna le corps le long de l’allée n°5. Afin de retarder l’enquête, il cacha la Ford Sedan de Virgil dans un chemin annexe d’une jeune plantation très serrée, aux branches basses. Puis, après avoir soulevé le capot et farfouillé dans le moteur de sa voiture, il rejoignit la station-service – la meilleure façon de passer inaperçu c’est de se montrer – l’innocence apparaissait alors comme une évidence, c’était la devise de notre tueur.

En attendant, le pompiste séjournait toujours en prison. La solitude, fausse compagne, ne lui permettait pas d’avoir d’alibi. La difficulté du travail en équipe ne permettait pas aux policiers d’avoir de preuves tangibles. Pour cela, ils continuaient d’interroger les autochtones.
Survint alors le témoignage du garde-forestier qui avait aperçu Vernon ce jour-là. Il l’avait vu, souriant au volant d’une Cadillac verte décapotable « tout heureux d’avoir accompli son forfait » pensa ce dernier.
– Normal, je l’essayais après réparation, rétorqua le pompiste.
L’enquête trainait.
Quelques jours plus tard, le shérif apprit d’un collègue du comté, le meurtre d’un gangster au 21 Bird Street à St Albans. L’appel à témoins mentionnait la présence d’une Cadillac noire sur les lieux du crime. Rassemblant tous ses neurones, le chef fit la relation entre la Cadillac noire et la verte dans le garage de la station-service. « Fouillez moi la Cadillac verte de fond en comble ! » avait-il ordonné à ses subalternes de toute son autorité corpulente et naturelle. C’est alors que l’un d’entre eux découvrit le Colt 1911, à moitié caché dans une boîte en bois et que personne n’avait repéré lors de la première inspection. Beau travail !  s’exclama le shérif. L’adjoint ne savait dans quel sens il devait comprendre l’interjection, penaud d’être passé à côté de l’objet la première fois.
L’homme au regard insistant avait oublié de l’emporter lors de sa visite à la station. Sidéré par la ressemblance du pompiste avec le mort, il avait décampé immédiatement dès l’arrivée du taxi, sans demander son reste. De toute façon, il comptait abandonner là, la voiture du crime ; difficile d’y revenir par la suite sans éveiller les soupçons. S’étant trompé d’adresse, entre le 21 et le 21 bis Bird Street, il avait commis une erreur réparable. Propriétaire d’une dette, il devait accomplir la tâche pour laquelle il avait été payé. Son clan le renvoya donc finir le boulot au 21. La description que fit Vernon du propriétaire de la voiture et sa petite faiblesse pour les grosses cylindrées permit d’établir un portrait-robot et d’arrêter le malfrat après vérification des empreintes laissées sur le Colt.

Au terme de toutes les formalités, Vernon fut libéré. Il était soulagé mais déréglé ; affublé d’un « frérot » jumeau qu’il n’avait jamais connu et qu’il enterrait ce jour en pleurant – l’amour fraternel.
Le village, la départementale, la forêt, bref, la « cambrousse » et la station-service allaient retrouver leur pompiste. Mais c’était sans compter sur la compassion de ses employeurs, plutôt sur les capacités de travail de Vernon ; ils lui accordèrent une promotion et il devint pompiste Mobilgas sur la route 66. Ainsi son rêve se réalisait et ses journées étaient devenues tout ce qu’il y a de plus ordinaire.
Dorothy déménagea dans le village d’à côté, elle ne pouvait se séparer de son « client » préféré, Vernon Le Moine.




J'espère, comme toujours, partager avec vous le plaisir que j'ai eu à l'écrire, dans votre lecture.
Je concocte en ce moment une "Tendre nouvelle".
A bientôt.


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