A la fois surpris et pestant tous les jours, vous vous êtes peut-être, comme moi, posé des questions sur le temps que nous avons eu ce printemps. Dans la série "Tendres nouvelles", je vous en offre une réponse...
Printemps pluvieux
Bobby, le chef de la bande des moutons,
était très inquiet. Voilà trois jours que Fred l’ancien avait disparu. La
dernière fois qu’il l’avait vu c’était dans ce carré d’herbe goûteuse, près du
ruisseau, réservé à l’élite.
Cette année, le printemps pluvieux, gris,
maussade, déprimant, avait gonflé et tourmenté notre gentil rieu, le
transformant presque en torrent. J’exagère comme d’habitude, il faut dire que
je suis un mouton du Sud.
J’ai pensé comme tous les autres – une de
nos caractéristiques – que Fred avait dû s’aventurer un peu trop près de la
crue et être emporté par le courant.
Afin d’en avoir la certitude, Bryan,
notre berger, avait arpenté les abords du cours d’eau, en aval et en amont – «
on ne sait jamais » qu’il disait, les humains ont parfois des idées qu’il
nous est difficile de comprendre, ce doit être normal – pas de traces de Fred.
Son corps aurait dû rester coincé sous quelques branches, entre quelques
rochers – en aval bien sûr – les obstacles sont nombreux aux alentours de notre
pâture.
L’hypothèse de l’accident restait, tout
de même, la plus crédible. Nous étions tristes, accablés et fatalistes ;
maudite pluie torrentielle !
Cependant, des réflexions me traversèrent
la tête. Il est vrai que par certains côtés – flancs chez notre espèce – je
suis un ovin différent.
Un accident plausible mais de quelle
sorte ? Il aurait voulu se désaltérer, un excès d’herbe bourrative avalée
goulûment et l’ayant étouffé ? Il
aurait voulu faire comme les humains et mesurer l’importance de la crue en
essayant de sonder le fond ? Il aurait voulu se mirer dans l’eau, mais
avait-il conscience de son existence et de son reflet ?
Tout ceci était impossible, car c’était
le plus sage d’entre les sages et d’entre nous. Il n’aurait pris aucun risque
qu’il n’aurait posé et réfléchi avant ; ce n’était alors plus un risque,
apanage de la jeunesse comme disent les anciens, dont il faisait partie.
La thèse du suicide m’avait, à un moment,
effleuré l’esprit. Là aussi, j’en doutais, car quand un mouton te dit avec
sérieux et gravité : « Garçon, la vie vaut d’être
vécue ! », en toute logique, il ne va pas se donner la mort, quelques
tours de lune plus tard. D’ailleurs, les potes l’appelaient Fred le philosophe.
Sa disparition demeurait un mystère. Nous
avons bien bêlé l’information de pré en pré mais sans succès, aucun témoin d’un
éventuel drame.
Nous ruminions notre désespoir, la tête
cachée entre les pattes des voisins. Il n’était pas honorable de montrer notre
chagrin ; point de faiblesse venant entacher notre fierté.
La routine reprit le dessus, ruminants
ruminant, laine contre laine, haleine contre haleine.
Très peu de temps plus tard, je suppose –
je n’en ai qu’une notion plutôt vague – ce fut John le mouton australien qui
disparut.
Imaginez l’inquiétude grandissante de
notre troupeau ! John le costaud !
Les mêmes recherches reprirent – nous
refaisons toujours les mêmes choses – chaque mouton aux différents coins du
pré, Bryan, en aval et en amont du ruisseau. Les pluies s’étant calmées, ce
dernier avait repris son lit habituel ; toujours très tumultueux, pouvant
encore emporter l’un d’entre nous.
Les esprits fatigués en restèrent à
l’idée de l’accident. Cette fois-ci et pour changer, c’était la glissade qui
avait été retenue à l’unanimité. Les abords du ruisselet, devenus glissants
après la crue, étayèrent notre thèse. Et puis cette idée soulageait et
rassurait tout le monde ; nous n’y voyions pas plus clair pour autant.
La routine reprit le dessus, plus
facilement cette fois, ruminants ruminant, laine contre laine, haleine contre
haleine.
Quelques tours de soleil – enfin revenu –
plus tard, ce fut le tour de Barbara, la jolie petite brebis de disparaître.
Alors là, nous avons imaginé le
pire ; la fugue, une mauvaise rencontre – le bélier belliqueux en rut – un
refus et puis...une histoire qui finit mal.
Habituellement, nous ne sommes pas
logiques mais là, de toute évidence, il y en avait une, c’est qu’il n’y avait
pas de logique – les circonvolutions de nos cervelles ne sont comprises que par
les fins gourmets qui s’en régalent – un vieux mouton sage, un jeune mouton
fier et fringuant, une petite « moutonne ». Mais que se
passait-il ?
Nous ne reprîmes pas les mêmes
recherches. Cette fois-ci, Bryan n’arpenta pas le ruisseau en aval et en amont
même si on ne savait jamais, car ce dernier était redevenu calme, lent et
paresseux. Il était impossible d’être emporté dans ses flots.
Pour une fois, notre berger eut une idée
de génie, faire appel à Bruce le détective. Mais le problème pour certains,
c’était que Bruce était un loup. Je vois d’ici le fond de votre pensée comme de
nombreux bergers du coin, créant une polémique autour de la présence du
détective sur le territoire.
La culture ancrée dans nos petites têtes
nous faisait craindre le pire. Il y avait aussi Rex, le fidèle compagnon
aboyeur de Bryan, qui avait déjà flairé quelques affaires. Et pourquoi pas une
collaboration entre les deux renifleurs !
Dans un premier temps tout se passa dans
le calme. Les deux détectives procédaient à des fouilles méticuleuses,
empreintes, laissées, odeurs, rien n’était abandonné au hasard. Ils
interrogeaient nos congénères à tour de rôle, bref, une enquête classique.
Il y avait toujours quelques méfiants qui
doutaient du rôle réel de Bruce. De quel côté du barbelé se trouvait-il ?
C’était totalement infondé, car Bruce était un loup honnête, gentil,
consciencieux. Il n’aurait pas fait de mal à une mouche ; sa viande, il la
trouvait derrière le supermarché du patelin, dans les invendus. Malin !
Pas besoin de dépenser de l’énergie pour chasser. Mais tout de même, nous
étions en période de crise, il n’y avait plus beaucoup de restes de la
consommation humaine.
Notre détective arrivait-il à manger à sa
faim ? Il est vrai que Bruce était sur les crocs en ce moment. Le doute pouvait
s’installer.
Le travail de Rex était soigné, il
s’appliquait. Il aurait bien voulu avoir l’enquête pour lui tout seul mais
Bryan en avait décidé autrement. Ce qui le vexa, pensant qu’il n’était pas
assez compétent. Il y mettait donc tout son zèle. Rancoeur et frustrations
persistaient cependant. Alors qu’il
obéissait corps et âme à son maître, ce dernier n’était pas toujours
très reconnaissant. Il lui balançait quelques « bâtard ! » dans
le museau et quelques coups de pied perdus dans les jarrets.
Les tours de soleil et de lune passaient
et rien ne se passait. Pas le moindre indice, le moindre lambeau de laine, de
chair, pas le moindre cadavre. Il y avait bien également Jeff, le mouton noir,
nouveau venu. Il était plutôt solitaire, taciturne, pas franchement intégré
dans le troupeau. C’était un beau mâle, belles cornes enroulées en nids de
merle, bien pointues au bout, de quoi embrocher quelques gêneurs. Il avait son
coin de pré préféré, gare à celui qui venait lui brouter son carré de graminées
et fleurs délicates. Il aurait pu repousser les contrevenants et les tuer
accidentellement. Mais qu’aurait-il fait des corps ? Et puis après
inspection, pas la moindre tache de sang sur ses cornes.
Et tout d’un coup, un superbe
pied-de-nez, Jeff disparut, juste à leurs moustaches. Sa trace était fraîche,
ils flairèrent de concert, mais elle s’arrêtait là, au beau milieu du pré.
Incompréhensible ! Dans tous les cas, Jeff et Bruce étaient lavés de tout
soupçon. La thèse de l’enlèvement devenait une évidence. Mais qui alors?
Rex pensait très fortement qu’il
s’agissait de Matthew le boucher du village. Bruce défendait l’idée du vagabond
opportuniste qui revendait la marchandise pour améliorer ses fins de mois
difficiles. Aucun terrain d’entente ; et ce qui devait arriver, arriva.
Les deux carnivores se battirent comme des coquins, l’un affamé, l’autre
déshonoré.
Nous, moutons pacifiques, nous y mîmes le
holà, en leur faisant comprendre que l’intérêt collectif devait dépasser les
intérêts particuliers. Tous ensemble nous décidâmes de reprendre l’enquête.
Seul Bryan paressait, allongé dans
l’herbe et la mousse moelleuse, à l’ombre d’un arbre. Il était sensé nous
garder, alors qu’une clôture faisait tout le tour du pré. Vas comprendre
quelque chose dans les fonctions des humains ! De plus, cela n’empêchait
nullement les disparitions qui se succédaient à vitesse accélérée. Après tout
il n’était que l’employé, il préférait sommeiller, c’était dans sa nature,
cédant lui aussi facilement au fatalisme.
Pendant que Bruce et Rex flairaient, la
truffe dans l’herbe – c’était leur méthode favorite pour laquelle ils avaient
été génétiquement programmés, l’un sauvage, l’autre apprivoisé – nous broutions
toujours et encore, génétiquement clonés et fantasmés par les humains, le museau
également dans l’herbe.
Un jour – qu’est-ce qu’il m’a pris ?
– je décidais de changer d’attitude ce qui me permit de faire une importante découverte. Un simple mouvement biomécanique
du cou, du bas vers le haut et je vis d’un seul coup ce que personne ne voyait
avec la tête en bas. Ils étaient tous là, dans le ciel, moutonnant. Il y avait
Fred, John, je reconnaissais la toison soignée de Barbara. Même Jeff se
trouvait parmi eux, avec sa couleur inquiétante, laissant augurer quelque
orage.
A mon bêlement de surprise, tout le monde
leva la tête et comprit. L’enquête fut arrêtée. La conclusion coulait de
source.
Une force supérieure occulte gérait notre
destin, aspirant chacun d’entre nous le moment venu; et nos camarades
disparus participaient ainsi à la gestion du climat et à l’alimentation de
notre rieu.
Cependant, une question philosophique, à
laquelle Fred aurait certainement pu répondre, me tarabiscotait :
« d’où venions nous et où allions nous ? ».
Satisfaite de trouver une explication
dans l’immatériel, notre communauté vaqua à ses occupations, la tête baissée.
Et moi dans cette histoire, quel mouton
suis-je ? Poète ou imposteur ? Un mouton différent.
Désormais, pourrez-vous écouter sans ciller les discours de tous les experts en climatologie? Car maintenant, vous faites partie de ceux qui savent!
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