mardi 2 juillet 2013

Nouvelle Hopper - Vous l'attendiez? Voici "Hôtel près d'une voie ferrée"




Dans l'affirmative, voici ma deuxième nouvelle, dans un tout autre genre.

Au moment de l'exposition sur l'oeuvre d'Edward Hopper, j'ai découvert et apprécié ce peintre.
Ses toiles ont un pouvoir inexplicable sur mon désir d'inventer des histoires.
C'est comme si cet instant peint par l'artiste déclenchait en moi l'imagination d'un avant et d'un après, une ouverture dans le temps et dans l'espace.
D'autre part, les personnages, dans leur posture et leur situation énigmatiques, dégagent vécu et personnalité.
Bref, tous les ingrédients sont là...

Voici, la première de la série...




    Hôtel près d’une voie ferrée          Edward Hopper



 Samuel, debout devant la fenêtre, faisait les comptes. Déjà quarante-deux ans qu’ils venaient avec Abigail, le 28 juillet, fêter leur anniversaire de mariage dans le même hôtel près de la voie ferrée. L’architecture en était classique, avec des parements rectangulaires en pierre jaune. Le confort « première classe » il fut un temps, rétrogradait au fur et à mesure que le bâtiment prenait de l’âge. La proximité de la gare qui était un avantage à une époque, devenait franchement un inconvénient bruyant pour les nouvelles générations.
L’intérieur restait tout de même accueillant avec des meubles en bois massif, des bibelots, des fauteuils confortables invitant à la lecture ; Abigail venait de succomber. Les murs aux couleurs pastel adoucissaient la lumière crue du dehors. Les rideaux, tels des sentinelles, laissaient entrer le jaune de l’extérieur à l’intérieur, discrètement, dans l’encadrement de la fenêtre.
Les faibles revenus du couple ne leur permettaient pas de réserver une chambre avec vue sur la mer. Ils étaient donc contraints d’admirer toujours les mêmes rails de la ligne de chemin de fer qui longeait l’hôtel.

En début d’après-midi, leur grand âge les obligeait à se reposer. Dans leur chambre, ils attendaient que le soleil d’été décline et offre des rayons doux, chaleureux, enveloppants comme une bonne couverture de laine en hiver. Ils laissaient aux jeunes les rayons ardents et brûlants, consumant tout doucement leur vigueur. Pas de coups d’éclat pour nos sexagénaires.
Par la fenêtre grande ouverte, le soleil pénétrait doucement, sans agressivité, venant éclairer la pièce, la rendant joyeuse. Samuel savourait ce moment là. Il allumait une cigarette, aspirait de grandes bouffées et la tapotait machinalement avec le majeur afin de faire tomber les cendres qui s’accumulaient. Une bonne odeur de tabac blond enveloppait le couple. Le vieil homme avait adopté une posture qui lui permettait de réfléchir, légèrement figée, le regard vers l’extérieur, sans point fixe. Et là, le lieu, les souvenirs, lui faisaient penser à son couple. Une vie commune bien remplie.

Samuel n’était plus fringant, il arborait une calvitie bien avancée mais point de rondeurs de l’abdomen. Il restait sec et droit comme un « i », point de dos voûté non plus. Il portait fièrement une petite moustache grise qui lui permettait de susurrer, siroter, aspirer avec une certaine élégance. Une chemise blanche tranchant sur un gilet noir bien ajusté et un pantalon à pinces de même couleur complétaient sa prestance. Après le déjeuner, en entrant, il avait suspendu avec maniaquerie le troisième élément de son costume dans la penderie, la veste ; le trois pièces représentait pour lui la tenue vestimentaire des gens « biens comme il faut ». Se dégageait de sa personne une présence rassurante, c’est pour cela qu’Abigail l’avait choisi.
Le vieil homme ne ressentait pas le besoin de se changer lorsqu’il se reposait dans la chambre d’hôtel ; ce qui n’était pas le cas d’Abigail qui portait un déshabillé rose, elle se sentait plus à l’aise.

Le bleu des yeux de Samuel ne reflétait plus l’alignement des rails, son regard fuyait vers la nostalgie de son passé. Non, pas de regrets, la plénitude des bons moments retrouvés par la pensée.
Toutes les minutes, le vacarme assourdissant d’un train qui passait, l’obligeait à sortir de son détachement et revenir à la réalité du monde moderne. Cette circulation intempestive était ponctuée de baragouins incompréhensibles lancés par les haut-parleurs de la gare, sur le même fond de rengaine apathique et abrutissante. Ses périodes d’absence étaient donc courtes mais intenses, adaptation nécessaire et suffisante de son cerveau expérimenté. C’était sa façon à lui de s’évader.
Cependant, une question le taraudait – combien de temps resteraient-ils encore ensemble ? – Il se sentait doucement glisser vers le déclin. Par moment, les idées négatives le submergeaient – espérance de vie, maladie, mort – difficile de ne pas y penser, difficile de l’accepter.

Un regret qui n’en était pas vraiment un, car cela lui avait permis de satisfaire certains plaisirs égoïstes, était l’absence d’enfants.
Cela chagrinait surtout l’infertile Abigail qui s’évadait dans un monde virtuel grâce à la lecture. Elle venait de s’y abandonner, un livre posé sur ses cuisses, dans un fauteuil de cuir noir. Elle aimait la fraîcheur du cuir en été et sa chaleur corporelle restituée pendant les longues journées d’hiver. Complètement absorbée par une histoire qui n’était pas la sienne, elle dévorait les pages jaunies par le temps et sales du sébum et de la sueur de ses mains. Cela faisait maintes fois qu’elle lisait et relisait le cours de sa vie rêvée. Elle ne se posait pas de questions.

Ses chairs, débordant de son déshabillé, restaient fermes malgré son âge. Transparaissait juste un léger relâchement qui arrondissait son ventre et ternissait sa chevelure grise. Elle ne se forçait plus à aller chez le coiffeur pour mettre un peu de couleur et de fausse jeunesse dans ses cheveux. Ils s’écoulaient sur ses épaules dénudées. A quoi bon faire illusion ; Samuel l’aimait ainsi, pensait-elle.
Ce n’est pas que Samuel la trouvait laide, loin de là, mais il n’y avait plus l’attirance de la découverte, ils se connaissaient trop, avaient trop vécu ensemble.
Certains après-midis, où ils dénudaient leurs vieux corps, n’avaient rien de coquins. Ils étaient plutôt l’expression d’un mécanisme nécessaire, physiologiquement programmé. Ainsi se définissait la vie sexuelle de ce vieux couple.

Chacun à sa façon et tous deux ensemble, car ils ne se séparaient jamais, ils ressassaient.
Chaque année à la même date anniversaire, ils refaisaient leur voyage de noces et leur voyage introspectif à Virginia Beach.
Ils n’avaient jamais quitté la côte est des Etats-Unis. Ils vivaient à Washington. Après s’être rencontrés lors d’une fête  votive organisée par les membres actifs de leur paroisse, ils ne s’étaient plus jamais quittés, Abigail rêvant de donner tout l’amour maternel qu’elle avait reçu et Samuel de grimper dans la hiérarchie de la banque où il était employé comme petit cadre de service.
Leur mariage avait été pour tous, comme pour eux-mêmes, une évidence qu’ils s’étaient promis de fêter chaque année au même endroit jusqu’à ce que la mort les sépare.

Pour Abigail, femme au foyer, les enfants tant attendus n’arrivaient pas et pour Samuel, cadre appliqué, les promotions tant attendues n’arrivaient pas non plus. Cela ne les a pas aigris mais plutôt rendus fatalistes.
Abigail compensait son manque en participant activement aux actions caritatives des associations de son quartier. Elle aidait les enfants à faire leurs devoirs, organisait des goûters pour les miséreux, des bourses aux vêtements,  enseignait les préceptes religieux. Elle pouvait donner.
Samuel, lui, compensait son manque en jouant au golf, sport privilégié de la classe sociale au dessus de la sienne. Il avait ainsi l’impression d’avoir atteint l’inaccessible et la reconnaissance. Il pouvait parader.

Depuis le début de leur union, ils habitaient à la limite du quartier nord-ouest plutôt blanc et aisé et le quartier nord-est plutôt noir et pauvre. C’est ainsi qu’Abigail, protectrice et généreuse, regardait et rejoignait le quartier est, tandis que Samuel, individualiste et fier, regardait et rejoignait le quartier ouest. C’était la seule chose qui les séparait mais surtout les complétait ; le soir ils se retrouvaient.

Maintenant à la retraite, ils essayaient difficilement de maintenir le même niveau de vie. Après la guerre, l’économie reprenait tout doucement. Ils ne se payaient qu’un seul voyage par an, toujours le même. La routine ne les a jamais affaiblis, elle les a confortés dans leurs rôles, mari et femme, maîtresse de maison généreuse et cadre consciencieux. L’habitude avait créé de la sérénité qui éclatait dans leur attitude, dans leur démarche, dans leur corps.
Ils avaient gardé la même allure, sans accélération ni décélération, comme les trains qui roulaient doucement à l’entrée ou à la sortie de la gare.
Leur vie était maintenant jaunie comme les pages du roman préféré d’Abigail « La petite maison dans la prairie », comme  les rideaux et les murs de l’hôtel.
Le ciel était bleu ce jour-là, se moquant et faisant front au gris de leurs cheveux ; l’air de dire que tout continuerait après eux.
De leur côté, ils faisaient également front en profitant de cette belle journée, de la façon qu’ils le souhaitaient même si elle était critiquable, qualifiée par certains d’étriquée.

Dans quelques minutes, ils se prépareraient à sortir, le temps pour Samuel de finir sa cigarette et Abigail son chapitre. Comme d’habitude, ils se promèneraient le long de la plage, tout comme les balades du dimanche au bord du Potomac. Robe légère « prêt-à-porter » et cheveux attachés pour elle, costume de laine fine « quatre-saisons », cheveux et moustaches lissés pour lui, ils déambuleraient.
La vieille femme apprécierait les cris des enfants des autres, entre châteaux de sable, courses dans les vagues et jeux de plage en tout genre.
Le vieil homme apprécierait dignité, belles voitures et signes extérieurs de richesse.
Ensuite ils rentreraient et dîneraient au restaurant de l’hôtel. Le lendemain, ils recommenceraient. Puis dans quelques jours, ils rentreraient à Washington et s’investiraient dans leurs activités compensatrices habituelles et respectives. Ils y trouveraient leur bonheur tranquille comme cette après-midi de juillet dans cette chambre d’hôtel près d’une voie ferrée.
L’année prochaine ils reviendraient, si leur dieu leur prêtait vie.


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Si oui, il y en aura d'autres...pourrais-je m'arrêter un jour? A la fin de l'oeuvre d'Edward Hopper...

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