Dans l'affirmative, voici ma deuxième nouvelle, dans un tout autre genre.
Au moment de l'exposition sur l'oeuvre d'Edward Hopper, j'ai découvert et apprécié ce peintre.
Ses toiles ont un pouvoir inexplicable sur mon désir d'inventer des histoires.
C'est comme si cet instant peint par l'artiste déclenchait en moi l'imagination d'un avant et d'un après, une ouverture dans le temps et dans l'espace.
D'autre part, les personnages, dans leur posture et leur situation énigmatiques, dégagent vécu et personnalité.
Bref, tous les ingrédients sont là...
Voici, la première de la série...
Hôtel près d’une voie ferrée Edward Hopper
Samuel, debout devant la fenêtre, faisait les
comptes. Déjà quarante-deux ans qu’ils venaient avec Abigail, le 28 juillet,
fêter leur anniversaire de mariage dans le même hôtel près de la voie ferrée.
L’architecture en était classique, avec des parements rectangulaires en pierre
jaune. Le confort « première classe » il fut un temps, rétrogradait
au fur et à mesure que le bâtiment prenait de l’âge. La proximité de la gare
qui était un avantage à une époque, devenait franchement un inconvénient
bruyant pour les nouvelles générations.
L’intérieur restait tout de même accueillant
avec des meubles en bois massif, des bibelots, des fauteuils confortables
invitant à la lecture ; Abigail venait de succomber. Les murs aux couleurs
pastel adoucissaient la lumière crue du dehors. Les rideaux, tels des
sentinelles, laissaient entrer le jaune de l’extérieur à l’intérieur,
discrètement, dans l’encadrement de la fenêtre.
Les faibles revenus du couple ne
leur permettaient pas de réserver une chambre avec vue sur la mer. Ils étaient
donc contraints d’admirer toujours les mêmes rails de la ligne de chemin de fer
qui longeait l’hôtel.
En début d’après-midi, leur grand
âge les obligeait à se reposer. Dans leur chambre, ils attendaient que le
soleil d’été décline et offre des rayons doux, chaleureux, enveloppants comme
une bonne couverture de laine en hiver. Ils laissaient aux jeunes les rayons
ardents et brûlants, consumant tout doucement leur vigueur. Pas de coups
d’éclat pour nos sexagénaires.
Par la fenêtre grande ouverte, le
soleil pénétrait doucement, sans agressivité, venant éclairer la pièce, la
rendant joyeuse. Samuel savourait ce moment là. Il allumait une cigarette,
aspirait de grandes bouffées et la tapotait machinalement avec le majeur afin de
faire tomber les cendres qui s’accumulaient. Une bonne odeur de tabac blond
enveloppait le couple. Le vieil homme avait adopté une posture qui lui
permettait de réfléchir, légèrement figée, le regard vers l’extérieur, sans
point fixe. Et là, le lieu, les souvenirs, lui faisaient penser à son couple.
Une vie commune bien remplie.
Samuel n’était plus fringant, il
arborait une calvitie bien avancée mais point de rondeurs de l’abdomen. Il
restait sec et droit comme un « i », point de dos voûté non plus. Il
portait fièrement une petite moustache grise qui lui permettait de susurrer,
siroter, aspirer avec une certaine élégance. Une chemise blanche tranchant sur
un gilet noir bien ajusté et un pantalon à pinces de même couleur complétaient
sa prestance. Après le déjeuner, en entrant, il avait suspendu avec maniaquerie
le troisième élément de son costume dans la penderie, la veste ; le trois
pièces représentait pour lui la tenue vestimentaire des gens « biens comme
il faut ». Se dégageait de sa personne une présence rassurante, c’est pour
cela qu’Abigail l’avait choisi.
Le vieil homme ne ressentait pas
le besoin de se changer lorsqu’il se reposait dans la chambre d’hôtel ; ce
qui n’était pas le cas d’Abigail qui portait un déshabillé rose, elle se
sentait plus à l’aise.
Le bleu des yeux de Samuel ne
reflétait plus l’alignement des rails, son regard fuyait vers la nostalgie de
son passé. Non, pas de regrets, la plénitude des bons moments retrouvés par la
pensée.
Toutes les minutes, le vacarme
assourdissant d’un train qui passait, l’obligeait à sortir de son détachement
et revenir à la réalité du monde moderne. Cette circulation intempestive était
ponctuée de baragouins incompréhensibles lancés par les haut-parleurs de la
gare, sur le même fond de rengaine apathique et abrutissante. Ses périodes
d’absence étaient donc courtes mais intenses, adaptation nécessaire et
suffisante de son cerveau expérimenté. C’était sa façon à lui de s’évader.
Cependant, une question le
taraudait – combien de temps resteraient-ils encore ensemble ? – Il se
sentait doucement glisser vers le déclin. Par moment, les idées négatives le
submergeaient – espérance de vie, maladie, mort – difficile de ne pas y penser,
difficile de l’accepter.
Un regret qui n’en était pas
vraiment un, car cela lui avait permis de satisfaire certains plaisirs égoïstes,
était l’absence d’enfants.
Cela chagrinait surtout
l’infertile Abigail qui s’évadait dans un monde virtuel grâce à la lecture.
Elle venait de s’y abandonner, un livre posé sur ses cuisses, dans un fauteuil
de cuir noir. Elle aimait la fraîcheur du cuir en été et sa chaleur corporelle
restituée pendant les longues journées d’hiver. Complètement absorbée par une
histoire qui n’était pas la sienne, elle dévorait les pages jaunies par le
temps et sales du sébum et de la sueur de ses mains. Cela faisait maintes fois
qu’elle lisait et relisait le cours de sa vie rêvée. Elle ne se posait pas de
questions.
Ses chairs, débordant de son
déshabillé, restaient fermes malgré son âge. Transparaissait juste un léger
relâchement qui arrondissait son ventre et ternissait sa chevelure grise. Elle
ne se forçait plus à aller chez le coiffeur pour mettre un peu de couleur et de
fausse jeunesse dans ses cheveux. Ils s’écoulaient sur ses épaules dénudées. A
quoi bon faire illusion ; Samuel l’aimait ainsi, pensait-elle.
Ce n’est pas que Samuel la
trouvait laide, loin de là, mais il n’y avait plus l’attirance de la
découverte, ils se connaissaient trop, avaient trop vécu ensemble.
Certains après-midis, où ils
dénudaient leurs vieux corps, n’avaient rien de coquins. Ils étaient plutôt
l’expression d’un mécanisme nécessaire, physiologiquement programmé. Ainsi se
définissait la vie sexuelle de ce vieux couple.
Chacun à sa façon et tous deux ensemble,
car ils ne se séparaient jamais, ils ressassaient.
Chaque année à la même date
anniversaire, ils refaisaient leur voyage de noces et leur voyage introspectif
à Virginia Beach.
Ils n’avaient jamais quitté la
côte est des Etats-Unis. Ils vivaient à Washington. Après s’être rencontrés
lors d’une fête votive organisée par les
membres actifs de leur paroisse, ils ne s’étaient plus jamais quittés, Abigail
rêvant de donner tout l’amour maternel qu’elle avait reçu et Samuel de grimper
dans la hiérarchie de la banque où il était employé comme petit cadre de
service.
Leur mariage avait été pour tous,
comme pour eux-mêmes, une évidence qu’ils s’étaient promis de fêter chaque
année au même endroit jusqu’à ce que la mort les sépare.
Pour Abigail, femme au foyer, les
enfants tant attendus n’arrivaient pas et pour Samuel, cadre appliqué, les
promotions tant attendues n’arrivaient pas non plus. Cela ne les a pas aigris
mais plutôt rendus fatalistes.
Abigail compensait son manque en
participant activement aux actions caritatives des associations de son
quartier. Elle aidait les enfants à faire leurs devoirs, organisait des goûters
pour les miséreux, des bourses aux vêtements,
enseignait les préceptes religieux. Elle pouvait donner.
Samuel, lui, compensait son manque
en jouant au golf, sport privilégié de la classe sociale au dessus de la
sienne. Il avait ainsi l’impression d’avoir atteint l’inaccessible et la
reconnaissance. Il pouvait parader.
Depuis le début de leur union, ils
habitaient à la limite du quartier nord-ouest plutôt blanc et aisé et le
quartier nord-est plutôt noir et pauvre. C’est ainsi qu’Abigail, protectrice et
généreuse, regardait et rejoignait le quartier est, tandis que Samuel,
individualiste et fier, regardait et rejoignait le quartier ouest. C’était la
seule chose qui les séparait mais surtout les complétait ; le soir ils se
retrouvaient.
Maintenant à la retraite, ils
essayaient difficilement de maintenir le même niveau de vie. Après la guerre,
l’économie reprenait tout doucement. Ils ne se payaient qu’un seul voyage par
an, toujours le même. La routine ne les a jamais affaiblis, elle les a
confortés dans leurs rôles, mari et femme, maîtresse de maison généreuse et
cadre consciencieux. L’habitude avait créé de la sérénité qui éclatait dans leur
attitude, dans leur démarche, dans leur corps.
Ils avaient gardé la même allure,
sans accélération ni décélération, comme les trains qui roulaient doucement à
l’entrée ou à la sortie de la gare.
Leur vie était maintenant jaunie
comme les pages du roman préféré d’Abigail « La petite maison dans la
prairie », comme les rideaux et les
murs de l’hôtel.
Le ciel était bleu ce jour-là, se
moquant et faisant front au gris de leurs cheveux ; l’air de dire que tout
continuerait après eux.
De leur côté, ils faisaient également
front en profitant de cette belle journée, de la façon qu’ils le souhaitaient
même si elle était critiquable, qualifiée par certains d’étriquée.
Dans quelques minutes, ils se
prépareraient à sortir, le temps pour Samuel de finir sa cigarette et Abigail
son chapitre. Comme d’habitude, ils se promèneraient le long de la plage, tout
comme les balades du dimanche au bord du Potomac. Robe légère « prêt-à-porter »
et cheveux attachés pour elle, costume de laine fine
« quatre-saisons », cheveux et moustaches lissés pour lui, ils
déambuleraient.
La vieille femme apprécierait les
cris des enfants des autres, entre châteaux de sable, courses dans les vagues
et jeux de plage en tout genre.
Le vieil homme apprécierait
dignité, belles voitures et signes extérieurs de richesse.
Ensuite ils rentreraient et
dîneraient au restaurant de l’hôtel. Le lendemain, ils recommenceraient. Puis
dans quelques jours, ils rentreraient à Washington et s’investiraient dans
leurs activités compensatrices habituelles et respectives. Ils y trouveraient
leur bonheur tranquille comme cette après-midi de juillet dans cette chambre
d’hôtel près d’une voie ferrée.
L’année prochaine ils
reviendraient, si leur dieu leur prêtait vie.
Vous avez aimé?
Si oui, il y en aura d'autres...pourrais-je m'arrêter un jour? A la fin de l'oeuvre d'Edward Hopper...
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