C'est toujours plus fort que moi, toujours cette envie de faire vivre des personnages d'Edward Hopper. Cette fois-ci, c'est le tableau "Cinéma à New York" qui m'a inspirée. Mais pas de blabla, surtout pas d'analyse de l'oeuvre, de l'imagination, de l'évasion, tout de suite...
Cinéma
à New York Edward Hopper
Janet venait de placer M. Smith et Mme
Konnely, toujours aux mêmes places le n°10 et le n°32, à deux rangs d’écart,
deux amants de longue date. Monsieur derrière et madame devant, toujours
décalés, de façon à ce que Nestor, au hasard du film, puisse apposer son regard
toujours amoureux et protecteur sur Margaret.
Peu importait la saison, elle portait
toujours un chapeau de feutre, sombre les jours sombres et clair les jours
clairs. Et suscitant parfois quelques grognements voire rébellions chez les
autres spectateurs, ne le quittait pas de toute la séance. Elle n’y mettait
jamais trop de prix et les achetait pour cela au rayon de prêt-à-porter dans un
grand magasin, le plus souvent chez Macy’s.
Nestor se cachait maladroitement derrière
un costume légèrement différent de celui qu’il mettait pour aller au bureau.
Ils souhaitaient tous deux, ce jour-là, rester sobres et discrets tout en
maintenant une coquetterie et une attirance mutuelle afin de nourrir leur
amour. Leur éducation les conduisait à se respecter.
Cela faisait quinze ans que cela
durait ; quinze ans de discrétion qui n’en était plus. Ils n’arrivaient
jamais ensemble, ne se mettaient jamais à côté et ne sortaient jamais ensemble.
Mais tout le monde savait. Leurs conjoints étaient aussi dans leur discrétion,
à leur insu. Les ouvreuses se transmettaient le secret au fur et à mesure des
départs et arrivées dans la fonction. Depuis quinze ans, c’était leur séance du
jeudi après-midi.
Ils s’étaient connus dans la même
entreprise et n’avaient pas eu à chercher le grand amour bien loin car leurs
bureaux étaient contigus. Dans le dépôt du même jour de congé, la direction
avait compris le lien qui les unissait. Le monde du travail était également
dans leur discrétion, toujours à leur insu. Le quartier ? Egalement. Les
journaux ? Pas encore, ils ne s’intéresseraient à leur petite vie que
s’ils étaient à l’origine d’un fait divers ; Margaret tuant Nestor ou
inversement ou tués par les conjoints trompés. Mais cela ne pouvait se passer
ainsi car tout le monde restait fidèle à leur amour et le respectait, comme
s’ils en faisaient un petit peu partie. C’était contraire à leur éducation mais
cela restait un secret d’alcôve. Ils avaient leur bénédiction. Et puis après
tout, braver de temps en temps les interdits était aussi jouissif.
Cela attendrissait Janet qui pensait par
contre que cela ne pouvait nullement faire l’objet d’un scénario, il n’y avait
pas assez d’action, trop routinier et édulcoré.
Le choix du jeudi n’avait pas été anodin
car l’établissement proposait les entrées à moitié prix. L’abonnement convenait
ainsi à leurs salaires d’employés. Ce qu’ils gagnaient n’était pas mirobolant
mais au moins ils avaient un travail. Ils pensaient, égoïstement, à tous ces
millions de chômeurs qui ne pouvaient se payer le cinéma. Ils avaient choisi le
plus proche de leurs résidences respectives, évitant ainsi les frais de
transport. En temps de crise tout était compté.
Les différentes salles, accueillantes,
enveloppaient la chaleur de leur intimité. Aujourd’hui, ils se trouvaient dans
la salle n°2. Les couleurs chatoyantes, rouge, jaune, orange, dominaient. Suivant les salles, l’ambiance
était différente.
Le directeur, novateur et très pointu sur
les ficelles du commerce, programmait les films en fonction du décor et surtout
de la consommation de sucreries pendant l’entracte.
La salle aux couleurs chaudes était
dévolue aux westerns qui suscitaient un regain d’intérêt, les Etats Unis se
repliant sur leur propre histoire ; chaleur, désert, aridité et consommation de
sodas frais. « Pacific express » était le film actuellement à
l’affiche. Depuis sa sortie, l’engouement était tel qu’il avait battu des
records d’entrées.
La salle aux couleurs vertes et bleues,
aux films se déroulant à la mer ou à la campagne, ils y projetaient
actuellement « Les Hauts de Hurlevent » ; c’était les crèmes
glacées qui avaient la faveur du public.
Dans la salle rose, la préférée des
enfants, se succédaient animations et enchantements. C’était le royaume du pop
corn et des bonbons. « Le magicien d’Oz » les transportait encore et
encore, ils y revenaient plusieurs fois, à la grande joie des parents mais
surtout de la direction.
La plupart des éléments de décor étaient
identiques, il n’y avait que tissus, passementeries, luminaires et peintures
qui différaient. Le style était l’aboutissement d’une longue hésitation de
l’architecte entre néo-classique, art déco, art nouveau, mêlant frontons grecs
et flambeaux, colonnes de feuilles d’acanthe tumultueuses et luxuriantes,
plafonds carrés et étagés, éclairés par des luminaires hexagonaux, moquette
fleurie et boiseries. Une autre constante était l’armée de fauteuils club en
cuir, rangés et alignés au coude à coude, ouvrant leur bras à l’affalement des spectateurs face à un
écran géant.
Nestor et Margaret attendaient patiemment,
tout comme Janet, le début du film.
Appuyée contre le mur, dans l’encoignure,
bras croisés et main sous le menton, la jeune femme était perdue dans ses
pensées. C’était une belle femme svelte, élégante dans son uniforme bleu
souligné d’un galon rouge. Ce dernier allongeait sa magnifique silhouette. Avec
ses cheveux blonds et ses profonds yeux bleus, elle ressemblait à une vedette
de cinéma. Au fond d’elle-même, c’était ce dont elle rêvait, devenir actrice et
pourquoi pas une star. Depuis toujours, « les gens » la trouvaient
jolie, mais étaient-ils réellement objectifs, surtout « les gens »
plein d’amour de son entourage proche. Elle avait bien gagné quelques boîtes de
maquillage à des concours de beauté de quartiers mais cela ne semblait pas
suffisant. Son destin contrarié ne la faisait pas renoncer.
Elle admirait Merle Oberon dans
« Les Hauts de Hurlevent ». Elle avait vu le film plusieurs fois, en
morceaux en tant qu’ouvreuse et en entier en tant que spectatrice. L’histoire
ne l’intéressait pas. Très pragmatique, ces histoires d’amour impossible qui
n’aboutissent pas l’exaspéraient au plus haut point. Elle y préférait encore le
détournement du mariage et la cachette consentie
par Nestor et Margaret car ils s’engageaient dans leur passion.
Sa relation avec John, le directeur du
cinéma, était compliquée mais laissait entrevoir des possibilités d’ouverture.
John était plutôt beau garçon, un jeune
homme brun, ténébreux, légèrement plus grand que Janet. Les uns disaient que
cela ferait un beau couple, d’autres que c’était impossible car ils étaient
trop différents. Il aurait aussi pu être acteur, son physique correspondait aux
exigences des réalisateurs.
Il était issu d’une riche famille de
banquiers qui avait satisfait ses goûts artistiques, premièrement en le faisant
étudier dans une école de commerce et ensuite en lui achetant l’un des plus
grands cinémas de New York. Point de vie aléatoire et de bohème liée aux métiers
du septième art, pas chez les Stein.
Janet venait de la petite bourgeoisie de Baltimore,
donc jusque-là rien de déshonorant. Leur futur couple n’incarnerait pas le
conte du prince et de la roturière, donc rien d’impossible. Ils étaient tous
deux célibataires donc tout continuait d’aller pour le mieux. Et de plus, ils
se voyaient régulièrement sur leur lieu de travail, donc, tout était favorable
à un amour naissant.
Sauf que les deux jeunes gens n’avaient
pas de sentiments l’un pour l’autre. Ils n’étaient ni Nestor et Margaret,
encore moins Catherine et Heathcliff dans le film détesté par Janet.
Cependant, leurs intérêts différents
nécessitaient une relation très intime. John recherchait les faveurs de Janet
et souhaitait coucher avec elle. Avoir une belle maîtresse à son bras et une
femme de plus à son tableau de chasse, était gratifiant, sans compter les
plaisirs du sexe qui y étaient associés. Comme on peut l’imaginer, ce n’était
pas ce qu’il avait mis en avant en l’embauchant mais plutôt une évolution de
carrière vers son rêve.
Janet recherchait la position sociale de
John et ses relations étroites avec les cinéastes. Pour devenir actrice, il
fallait sûrement s’en donner les moyens calculés. Contrairement à ce qu’il
pensait, elle n’avait pas été dupe lors de la signature de son contrat.
Ayant connaissance des intentions mal
cachées de John, ses regards appuyés, ses frôlements, ses allusions, Janet, dans sa position figée, réfléchissait
– Etait-elle prête à abandonner son honneur, son corps, son âme, dans les bras
de John le coureur de jupons, tout en sachant que cela serait sûrement sans
lendemains ? C’était tout de même risqué. De surcroît, il ne fallait pas
tomber enceinte car pour papa et maman Stein, ce serait le mariage obligatoire,
on ne plaisante pas chez ces gens-là, surtout avec la gaudriole. Finis les
rêves de comédie, de cinéma, de septième art. Et vlan, mère au foyer !
Allait-elle prendre ce risque ? Cela en valait-il la peine ? Puis un
deuxième enfant, un troisième, les grossesses qui déforment le corps. Très
rapidement un mari infidèle, connaissant le tempérament de John. Et vlan, John
devient Nestor ! Il ne resterait pour elle plus que deux choix :
tomber amoureuse de son demi-frère et elle devenait Catherine et son amour
impossible ou tomber amoureuse du groom et se réserver avec lui le jeudi
après-midi, elle devenait Margaret et son amour caché.
Non ! C’en était trop ! Le
rideau allait être tiré dévoilant le blanc immaculé de l’écran et il allait
être tiré sur la future vie de comédienne de Janet. C’était décidé, elle
refuserait les avances de John ! – Ses espoirs resteraient-ils vains pour
autant ? Dans l’affirmative ce serait sans compter sur son tempérament à
elle, Janet.
Le logo de la Paramount apparaissait, le
film allait débuter. La jeune femme allait pouvoir se retirer dans l’annexe
afin de préparer les sucreries adaptées à la salle rouge, essentiellement des
boissons fraîches pour Nestor et Margaret qui seraient assoiffés, selon les
savants calculs de John. Aujourd’hui, ils étaient les deux seuls spectateurs.
Le western qui avait eu un énorme succès à sa sortie, ayant été prolongé,
commençait à s’essouffler. Il serait certainement couronné aux oscars du cinéma
à Los Angeles, pensait Janet – mais pas « Les Hauts de Hurlevent » –
Elle ne le souhaitait pas. Tout se passa suivant les prévisions de son
directeur.
Ensuite, le couple quitta la salle et en
passant devant l’ouvreuse, la saluèrent poliment et discrètement comme d’habitude,
emportant avec eux leur secret – vraiment pas de quoi en faire un scénario –
pensa à nouveau Janet.
Mais la jeune femme se trompait sur un
point important.
Comme tous les jeudis, Nestor et Margaret
prolongeaient leur amour dans une chambre d’hôtel à proximité du cinéma. Et là,
leurs ébats sexuels torrides contrastaient avec la platitude routinière de leur
séance cinématographique. S’inspirant des films qu’ils voyaient, ils
fantasmaient leurs désirs. Le petit plus était apporté par Nestor qui avait
assisté à une séance privée de films coquins. Ils y ajoutaient une imagination
débordante – un vrai scénario de cinéma –
Lorsque Janet les regardait passer devant
elle et monter les escaliers, elle était loin de se douter de ce que vivaient
ces deux-là. Dans leur secret qui n’en était plus un, ils cachaient un deuxième
secret intime dont le scénario apparaitrait au grand jour, sur grand écran,
quelques dizaines d’années plus tard.
Pour la quatrième, il va falloir un peu de patience, car elle n'est pas encore écrite. Le tableau est sélectionné, le scénario en place, il n'y a plus qu'à...
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